Ils sont chefs d’expédition, guides polaires, géologues, glaciologues… Tous viennent d’horizons différents et avec un bagage qui leur est propre, mais un point commun les unit : leur passion envers la nature et le désir profond de partager les connaissances qu’ils ont acquises. Ce sont de véritables ambassadeurs de la protection de la nature, et à bord, ils sont investis d’une mission : vous faire vivre des moments inoubliables tout en faisant en sorte que vous deveniez à votre tour les ambassadeurs de la protection de ces univers fragiles.

Aujourd’hui rencontre avec Fabrice Jonckheere, guide polaire avec Grands Espaces depuis 2 ans, qui revient avec humilité et émotion sur les quelques mois passés dans la petite communauté d’Uummannaq, au Nord-Ouest du Groenland, pour s’occuper d’une meute de chiens groenlandais.

Tu es parti vivre quelques mois dans le village d’Uummannaq, sur la côte ouest du Groenland ? Quand était-ce et qu’est ce qui t’a conduit à ce projet hors du commun ?

J’ai été contacté en 2018 par les propriétaires d’une meute de chiens de traineau groenlandais. Contraints de quitter un temps le pays, ils recherchaient une personne de confiance autonome dans ce contexte assez particulier d’une vie sur une ile isolée et dans une communauté groenlandaise inuit.
Français expatriés au Groenland de longue date, elle médecin chef du district, lui navigateur et peintre, ils avaient eu vent de mon existence par des amis communs. A l’époque, reporter voyageur en Economie sociale, je travaillais sur l’aspect maritime et économique des zones polaires, en quête de solutions innovantes quoique parfois traditionnelles à des problèmes sociaux et de développement.
En dépit des conditions au final assez rudes du « job », plusieurs mois dans un village en charge de cette meute, un départ dans les trois semaines pas de possibilité de retour rapide d’autant plus la banquise emprisonnait les premiers temps l’ile, j’ai donné une réponse positive immédiate.

Uummanaaq Groenland

 

Peux-tu nous raconter ton quotidien au sein de cette communauté ?

Le quotidien, c’est-à-dire le déroulé journalier est fonction d’une multitude de paramètres externes. Les conditions extrêmes paradoxalement favorisent une routine, à son tour scandée par des imprévus, humains, climatiques ou techniques. Si les options sur une ile de 12kms carrés occupée dans sa partie centrale par une montagne de 1170 mètres abrupts restent limitées, les escapades et échappatoires à l’extérieur sont nombreux tant que la banquise couvre l’ensemble du fjord : partir à la chasse ou a la pêche avec les chasseurs, visiter les villages avoisinants en traineau aller faire un jogging entre les icebergs prisonniers, marcher pour se détendre sur la glace….

La saison de glaciation favorise les activités intérieures et le lien avec les chiens. Sauf météo très défavorable et visite inopinée – une habitude qu’ont les Groenlandais de vous rendre visite sans prévenir – la journée commence par une question : l’hélicoptère à destination de Saatut a-t-il décollé ? Nul besoin de regarder par la fenêtre pour se faire une première idée de la météo, se souvenir d’avoir entendu son vol…… ou pas suffit.
S’il ne vole pas, c’est que le blizzard, le brouillard extrême, les vents catabatiques soudains l’en empêchent On se lève dans le froid et on allume fébrilement le poêle à pétrole, avec mille précautions pour ne pas le noyer de carburant et devoir réitérer l’opération fastidieuse
La température remonte doucement. Assez pour faire ses ablutions au-dessus d’une bassine remplie parcimonieusement d’une l’eau collectée à bouts de bras dans des bidons quelques jours auparavant à la fontaine communale. Une eau douce issue des lacs de fontes de la montagne. Une eau pour se laver, boire, laver ses vêtements, faire la cuisine….Une eau précieuse.

Puis vient le moment de rendre visite à la meute de chiens, en contrebas de la falaise, soit sur la glace tant que la banquise jouxte l’ile, puis sur un promontoire rocheux en prévision de la débâcle.

Pour ce faire et éviter les oublis, aller retours inutiles, fatiguant, dans le vestibule prévu à cet effet, les gestes se succèdent, lents, précis, silencieux.

Ne jamais se hâter en vain – donc ne se hâter en rien qui ne soit essentiel – est le premier apprentissage inuit. Revêtir la combinaison de froid, les bottes, les gants en phoques, les bonnets, parkas puis le harnais avec les outils, préparer la nourriture dans des seaux prend de longues minutes dont on sait qu’ici le Temps n’est pas avare. Les Groenlandais ne qualifient ils pas le temps mesuré à l’aulne du battement mécanique d’une montre de « Danish time » ? Ce minutage inadapté aux existences forgées par la glace, le vent, la mer et les impondérables naturels est ici banni d’ un simple mot « Imaqa ».

Sur le chemin débordant de neige, au hasard des rencontres, des hochements de tète qui valent cordiales salutations des «Alu », des « Kutaa ». Bientôt remplacés par des jappements, des aboiements excités. Les chiens savent que j’arrive.
La distribution de nourriture lorsque les chiens ne sont pas au travail n’a lieu qu’une fois par jour. Elle s’effectue selon la hiérarchie dans la meute. Priorité au chef de meute et à sa femelle puis les chiens les plus anciens pour enfin finir par les jeunes. Très souvent, il faut démêler les chaines, les réparer, les remplacer. Nettoyer le lieu, réconforter les chiens, les séparer s’ils s’affrontent, parfois très durement. La vie est rude au Groenland.

Le reste de la journée consiste, quand il n’y pas de problème majeur à régler en priorité, à sortir les chiens, accompagner tel ou tel ami dans ses pérégrinations sur la glace ou en bateau, à travailler sur les projets personnels, à se rendre à telle ou telle invitation de Kafemiq. Mille petites choses qui additionnées remplissent une journée.

Parfois, je restais seul des jours entiers, en tête à tète avec mes chiens. Et le lendemain, j’avais plusieurs visites, plusieurs invitations à aller chasser ou naviguer repérer les baleines, discuter la nuit durant dans des kafemiq…
Ici sur cette ile, à l’image de la météo, tout arrive, tout disparaît aussi vite.

La journée peut être d’une lenteur interminable comme ne durer que quelques instants. Cette existence requiert la patience, la résilience, l’acceptation de la solitude, de la mélancolie qui s’empare de vous sans prévenir, de l’action soudaine qui surgit et vous entraine sur des chemins inattendus.

Il y a, au Groenland, une véritable tradition autour des chiens de traineaux : peux-tu nous conter la relation des groenlandais avec ces chiens et l’importance de ces derniers dans leur quotidien ?Le chien Groenlandais, « Kalaallit Qimmiat » est une race autochtone pure, croisée d’aucun autre chien tel que le Husky et le Malamute. Les inuit en provenance d’Alaska et de Sibérie l’ont emmené ici il y a 3000 ans En ce sens cet animal est un témoignage de la longue histoire culturelle inuk. Descendant du loup arctique, le chien Groenlandais est sociable, peu territorial, très attaché à sa meute et à son maître.

Attachés à leurs meutes, les Inuit Groenlandais d’Uummannaq, Inuit de l’Ouest du Groenland et que nous appellerons donc Kalaallit n’en demeurent pas moins pragmatiques. Les chiens sont des animaux de travail et non de compagnie. Leur proximité avec les enfants est trompeuse. On attache les petits devant les maisons pour qu enfants et chiens se familiarisent les uns avec les autres. Pas pour en faire des animaux d‘agrément
Les Kalaallit les utilisent pour la chasse , la pêche, le convoyage de la famille, les promenades du dimanche, le transport de materiel. La direction d’une meute exige patience, autorité, inflexibilité et un long apprentissage de la glace et de l’environnement.

A force d’habitude, j’ai appris à reconnaitre à distance les cris de ma meute parmi tant d’autres et à savoir si tout allait bien ou non.

Le nombre de chiens d’années en années a chuté de moitié, d’environ 29 000 a 14 000 en trente ans. Les raisons de ce déclin sont multiples : exode vers les deux centres urbains d’Illulisat et de Nuuk voir Copenhague, fragilisation du tissu social, coûts d’entretien des attelages, changements des conditions hivernales de glace. Les chiens se font de plus en plus rares mais restent nombreux au-delà d’une certaine latitude. En outre une tendance se dégage : des attelages destinés exclusivement au tourisme existent désormais à Illulisat, Sisimiut ou Tassilaq. Un tourisme respectueux de la culture groenlandaise est donc peut être l’avenir des chiens du Groenland.

Fabrice Jonckheere chiens de traineaux

As-tu une anecdote à nous raconter qui a marqué ton expérience à Uummannaq ?

D’accoutumée lorsque je m’approchais de mon rocher surplombant la mer glacée, les petits chiots de trois à six mois déboulaient dans la neige et me faisaient fête. Mais un matin, une petite chienne, Askeri manque à l’appel. Quelque chose ne va pas. Je grimpe entre les blocs glacés et la recherche du regard. Rien…
Sur ma gauche, des cris étouffés… coincée sous une niches, Askeri, la chaine autour du coup, à moitié étranglée, le ventre en sang, les yeux submergés de panique. Une femelle, jalouse, lui dévore le flanc….Je coupe la chaine, rétablit l’ordre d’autorité. Askeri , ensanglantée se traîne sous le plancher, d’oû je ne peux la saisir. J’abandonne . « Demain je verrai bien si elle vit toujours’ me dis je fataliste . Imaqa.
Le lendemain elle n’est plus sous la niche. Après d’infructueuses recherches sur les rochers, cotés mer gelée, coté terre enneigée, je la trouve , seule, prostrée au pied d’un énorme bloc de stalactites. Elle est incapable de bouger, de redresser la tête. Le sang coule de sa gueule, coagule sur sa fourrure…
Je la charge sur mes épaules et entame la lente et fastidieuse remontée vers ma maison. L’unique solution pour la sauver est de veiller sur elle.

Semaines après semaines, je la panse, la nourrie avec de la bouillie de viande de phoque et de poisson introduite de force dans la gueule, rétabli son métabolisme , débloque son système digestif par des injections dans la gorge d’huile d’olive et de tout corps gras alimentaire que j’ai sous la main. Dès qu’elle retrouve un peu de tonus musculaire, nous faisions quelques mètres, lentement, côte à côte. Puis nous élargissons le cercle de nos promenades pour la familiariser avec un monde qui l’effraie. Je l’attache sous mes fenêtres, sur un rocher en surplomb du Fjord. Je peux la voir depuis ma fenêtre , elle peut contempler le paysage illimité depuis son promontoire . Les chiens aiment l’horizon.
Au fil des mois, un arpent après l’autre, nous réapprenons à vivre, ensembles.
Je m’assois souvent dans le calme du soir à ses côtés. Elle pose la tête sur mes jambes. Nous regardons les icebergs, dériver sans hâte, se briser dans un bruit sourd.
Nous tentons de deviner au vol de la brume enveloppante, des fulmars et grands corbeaux quel sera le temps du lendemain, quel sera l’état de la mer. Nous devisons en silence.
Askeri est devenue une belle chienne aux yeux cernés de Kohl et au pelage fauve. J’ai beaucoup appris du Groenland avec elle.

Qu’as tu retiré de ces quelques mois au bout du monde, loin de tout repère ?

J’y ai retiré de nouveaux repères. Cette expérience a changé la cartographie de ma vie. Il y a eu un avant et bien entendu un après.
Le retour a été très difficile. Trop de bornages, d’espaces et de temps contraints en Europe. Je suis donc allé me perdre deux mois à la pointe du Cotentin pour me réadapter progressivement à ce monde. Un groupe d’une dizaine de personnes m’apparaissaient une foule dense, un vallon à quelques kilomètres un horizon fermé, deux bruits de moteurs un embouteillage.

J’ai commencé à savoir qui j’étais vraiment au Groenland. Partir au long court ce n’est pas juste vivre une aventure, c’est se confronter, affronter ses peurs profondes, éviter de se mentir. Il faut beaucoup d’humilité pour arriver dans une communauté inuit et y trouver une petite place. Il faut écouter, observer, attendre et agir au bon moment, par petites touches.

A Uummannaq je me suis senti à ma place, pour la première fois de mon existence. J’étais un « berger polaire- a polar Shepherd » pour reprendre le surnom dont m’a qualifié une amie. Et c’est le plus beau titre dont je puis me prévaloir aujourd’hui.

Tu es aujourd’hui guide polaire pour Grands Espaces notamment, qu’est ce qui t’a mené à une telle vocation ?

Le désir d’apprendre, de découvrir, de dompter son caractère. La volonté très ancienne d’aller en Antarctique, en Géorgie du Sud et au Groenland, de faire découvrir ces contrées. Je suis conférencier et auteur également. Il m’a semblé naturel d’associer ces différentes compétences en une seule.

Merci Fabrice pour cette intervention !

Fermer