Samuel Balto était un Sámi (ou « Lapon ») parti accompagner le célèbre explorateur Fridtjof Nansen lors de sa traversée du Groenland en 1888 (voir partie 1 de l’article).
La calotte glaciaire était à présent franchie et les explorateurs se dirigeaient vers la côte, qui n’était qu’un point de destination théorique pour leur expédition. En effet, il fallait maintenant trouver un moyen de rejoindre un port d’où ils pourraient rentrer en Norvège. L’idée était de rejoindre la ville de Godthaab. Aujourd’hui, on donne un nom inuit à cet endroit, devenu la capitale du Groenland : « Nuuk ». Mais l’île était alors sous souveraineté danoise et l’endroit devait donc porter un nom scandinave.
Pour s’y rendre, Samuel Balto proposa de confectionner un « bateau cousu », suivant une méthode ancestrale de construction. Il le réaliserait à partir des toiles servant à couvrir le sol dans leurs tentes. Nansen approuva l’idée et le bateau fut presque fini dans la journée, tant Balto fut pressé de rejoindre la ville. Il souffrait de la faim. Nansen le rassura : à Godthaab, il pourrait manger autant qu’il le voudrait.
Nansen finit par laisser ses compagnons sur place afin de rejoindre Godthaab et leur envoyer de l’aide en bateau. Entre temps, les dangers restaient présents…
Dietrichson, l’un des membres de l’expédition, s’aventura un jour sur la glace en ski avec son traîneau. Balto vit qu’elle était dangereuse et lui cria de ne pas rester là. Dietrichson ignora ce sage conseil et finit par tomber à travers la glace. Balto lui cria de lâcher son traîneau et de rejoindre la côte à la nage, ce qu’il fit. Mais dès qu’il arriva à terre, il entreprit de retourner à l’eau pour récupérer le traîneau. Une fois encore, Balto le mit en garde : s’il retournait dans l’eau, il allait geler. Dietrichson partit néanmoins, mais finit par se rendre à l’évidence et renoncer à son entreprise. Balto cria vers un autre compagnon, au loin, lui demandant d’apporter su matériel. Un malentendu s’en suivit et certains crurent que Dietrichson venait de se noyer. Ils furent rassurés en arrivant sur place et, suivant l’idée de Balto, le traîneau fut ramené à terre à l’aide d’une rame et d’une corde.
Le paysage avait à présent bien changé. Alors que, arrivant sur la côte Est, la glace dominait les côtes, la mer était désormais ouverte et une multitude de ruisseaux s’y écoulaient. Balto et ses compagnons réalisèrent alors qu’ils ne s’étaient pas lavés depuis le début de leur voyage. Le 4 octobre, ils profitèrent de l’eau abondante pour le faire du mieux qu’ils le pouvaient sans savon.
Balto vit alors des gens arriver au loin. Ils avaient été envoyés de Godthaab avec de la nourriture. Mieux encore : Balto remarqua qu’ils apportaient du café et, comble du bonheur, Nansen avait fait envoyer une pipe et du tabac spécialement pour lui ! D’autres Inuits arrivèrent en kayak. En attendant le bateau qui viendrait les chercher, les jours passèrent au campement. Certains Inuits restèrent sur place et partirent chasser le renne dans les environs. « C’était de bons jours », se souvint Balto plus tard. Les durs moments de la traversée – la faim, la soif, le froid, la solitude – commençaient à quitter son esprit.
De grosses pluies s’abattirent sur eux. Mais comment, se demanda Balto, font ces Inuits pour rester au sec, alors qu’eux sont constamment trempés ? Un jour, il suivit deux d’entre eux afin de découvrir leur secret et découvrit qu’ils avaient découpé une surface d’herbe à même le sol et dormaient en-dessous, leur permettant de passer la nuit au sec. Peu de temps après, des coups de feu retentirent ; Balto demanda à Dietrichson de leur répondre en tirant. Apparurent alors huit femmes et sept hommes, annonçant qu’ils étaient arrivés avec deux bateaux pour les embarquer : un baleinier et un « oumiak », grand canoë inuit pouvant accueillir une vingtaine de personnes.
Le voyage vers Nuuk, alias « Godthaab », pouvait alors commencer.
Ils furent accueillis sur place par les habitants et, bien sûr, par Nansen, qui les attendait avec le matériel de photographie pour immortaliser cet instant. Balto et ses compagnons se voyaient déjà prêts à repartir vers la Norvège et à retrouver leur foyer.
Hélas, leur joie fut de courte durée : on les informa qu’ils devraient passer l’hiver entier à Godthaab. Initialement, un bateau à vapeur devait venir les chercher. Mais l’année était déjà bien avancée et le capitaine n’osait plus s’aventurer si loin vers le Nord, de peur d’être pris par les glaces. La compagnie en fut profondément chagrinée, d’autant que les Inuits locaux étaient pour eux des étrangers avec lesquels toute forme de communication était impossible.
Et pourtant, Balto en vint à passer un hiver inoubliable sur place. Son humeur s’améliora au rythme des danses inuits, qu’il apprit rapidement à maîtriser. Il faut dire que les occasions de pratiquer ne manquaient pas. Le jour du 25e anniversaire du roi du Danemark, on tira 25 coups de canon et on dansa continuellement de 18h à 1h du matin. A Noël, les Inuits commençaient à chanter à 3h du matin, puis se rendaient de maison en maison, d’abord parmi les habitants inuits, puis chez les Danois installés sur place. Partout, ils souhaitaient un joyeux noël et s’embrassaient. Le soir du Nouvel An, la fête reprit de plus belle avec une nuit blanche lors de laquelle Balto et les habitants locaux dansèrent, chantèrent et tirèrent des coups de feu pour célébrer.
Balto avait gardé un souvenir mitigé de sa première rencontre avec les Inuits sur la côte Est, au départ de leur expédition. À Godthaab, il dut reconnaître que dès qu’on les connaissait mieux, ils étaient une excellente compagnie, de même que les familles danoises locales, qu’il trouva particulièrement gentilles. Le temps passa plus vite que prévu…
Lorsqu’ils ne dansaient pas, les membres de l’expédition partaient parfois chasser ensemble avec un guide groenlandais. Ils prirent également le temps d’apprendre à pagayer en kayak, une discipline inconnue pour Balto, dans laquelle il finit par exceller. Nansen lui-même s’était procuré un kayak et partait en mer presque quotidiennement, du moins lorsque la météo le permettait. Il lui arriva de partir si longtemps que l’on pensa qu’il s’était noyé, ce qui attrista profondément ses compagnons et les habitants locaux, mais Nansen finissait toujours par rentrer à la ville.
Pas plus que Balto, Nansen ne perdit son temps sur place. Ses expéditions étaient plus que de simples exploits sportifs à la gloire de la Norvège : ses expéditions étaient l’occasion de récolter des données scientifiques de tout type, notamment, au Groenland, en matière de météorologie et de géographie physique. A Godthaab, il prit soin de récolter diverses observations ethnographiques sur la population inuit locale, dont les connaissances lui seraient utiles pour ses prochains voyages à bord de son mythique navire, le Fram.
Nous sommes à présent en avril 1889 et des nouvelles arrivent enfin du Hvidbjørnen (« L’ours polaire »), un bateau à vapeur dont le capitaine s’apprêtait à venir chercher les voyageurs. Balto était désormais triste de quitter Godthaab et ses habitants, parmi lesquels il s’était fait de bons amis. Ces derniers ne voulaient pas non plus le laisser partir et c’est les larmes aux yeux qu’ils le regardèrent s’en aller. L’un d’eux demanda à Balto : reviendras-tu un jour ici ? Balto répondit que c’était impossible, leur pays étant bien trop éloigné du sien. Pourtant, Balto partirait pour d’autres voyages vers des terres lointaines après celui-ci. Mais pour l’heure, il fallait rentrer en Norvège…
Le 4 mai 1889, les explorateurs quittèrent le Groenland. Après une escale dans les îles Orkney, ils rejoignirent Copenhague le 21, où ils reçurent un accueil remarquable. Balto fut grandement impressionné par la bonté des gens à son égard sur place ainsi que par toutes ces expositions qu’on l’emmena voir, sans qu’il dût payer le moindre sou : tout était gratuit !
Le 29 mai, la foule danoise dit adieu aux explorateurs, qui partirent enfin vers la Norvège. Le lendemain, ils pénètrent dans le fjord d’Oslo, la capitale qu’on appelait alors « Kristiania ». Avant même d’avoir rejoint la ville, une multitude de bateaux, fraîchement repeints pour l’occasion, vinrent à leur rencontre, chargés de nourriture, de boissons et de musique. Mais le véritable choc arriva au moment d’accoster.
En voyant la foule rassemblée sur les quais de Kristiania, Balto dit à ses compagnons que la ville entière devait être vide. Nansen répondit qu’il doutait que Kristiania comptât autant d’habitants : à l’évidence, une bonne partie de cette foule venait d’autres régions. L’accueil fut triomphal. La foule accompagna les « héros » jusqu’à leur hôtel, puis s’en suivit une série d’invitations. Balto regretta de ne pas pouvoir répondre à toutes et passa un si bon moment à Kristiania qu’il ne souhaitait plus partir.
Le 3 juillet 1889, il était enfin de retour dans sa région natale, Karasjok, qu’il n’avait plus vu depuis le printemps 1888. Il avait avec lui un kayak groenlandais, qu’il avait pris soin de faire ramener de Godthaab. Il finit d’écrire son récit le 20 août de la même année. Aux habitants de Karasjok, il raconta tout son périple, ce qui lui valut une grande renommée locale, bien que certains moments du voyage leur parussent trop incroyables pour être vrais…
L’histoire aurait pu s’arrêter là. Mais Balto avait goûté à l’aventure et souhaitait d’autant plus repartir que sa célébrité lui valut la jalousie de certains habitants de Karasjok. De son côté, Nansen, avec qui Balto était resté en très bons termes, était en train de préparer sa grande expédition vers le pôle Nord à bord du navire Fram. Balto proposa de l’accompagner à bord, mais Nansen finit par décliner poliment sa demande.
Après quelques années dans le Nord de la Norvège, Balto partit pour un tout autre projet initié par un célèbre missionnaire presbytérien en Amérique : Sheldon Jackson. Il rejoignit ainsi un groupe d’une centaine de Sámis envoyés en Alaska afin d’enseigner l’art de l’élevage de rennes aux Inuits qui vivaient dans la région, qui vivaient traditionnellement de chasse et de pêche. L’époque où vivait Balto vit naître une série de projets de ce type, visant à convertir des populations de chasseurs nomades en éleveurs. Les intentions étaient certainement louables : l’élevage était censé leur fournir une source de revenus plus stable. Mais c’était ignorer les différences profondes de mentalité entre les populations de chasseurs et d’éleveurs. A une époque, on parla même de convertir certains nomades d’Alaska à l’élevage de vaches, une impossibilité pour des populations chez lesquelles chasser était un mode de vie plus qu’un simple moyen de subsistance.
Les efforts de Balto eurent au moins le mérite de le faire voyager, en Alaska, mais aussi en Sibérie orientale, sur les territoires tchouktches, où l’on se procurait en rennes à importer en Alaska. A l’issue de leurs contrats, qui duraient quelques années, certains Sámis choisirent de s’établir sur place ; aujourd’hui encore, on trouve des descendants de Sámis installés en Alaska.
Balto eut encore un dernier coup d’éclat lorsqu’il participa au développement de l’élevage de renne en Alaska occidentale, où de l’or avait été trouvé ; les rennes servaient de nourriture pour les mineurs et les aidaient à transporter leur butin. Balto finit par se joindre à l’effort et mit la main sur de précieuses ressources, dont un site fournissant de l’or et du tungstène, qui porte toujours son nom : « Balto Creek ».
Balto passa ses derniers jours à Karasjok, où il est toujours reconnu comme un héro local. Une statue à son effigie est érigée dans le centre de la ville, à côté de celle de son compagnon Ole Nilsen Ravna.
Si le nom « Balto » vous dit quelque chose, c’est peut-être grâce au chien de traîneau, héros d’un film d’animation de 1995. L’histoire vraie dont il s’inspire est celle de la fameuse « course au serum ». L’un des chiens de l’attelage s’appelait effectivement Balto et son nom était directement emprunté à l’explorateur sámi. Toutefois, le véritable héros de la course était plutôt le chien Togo, qui fut mis à l’honneur dans un film plus récent, de 2019.
Quant à Nansen, l’expédition du Groenland lui permit de perfectionner un ensemble de techniques qu’il mettrait à profit pour sa tentative d’atteindre le pôle Nord, de 1893 à 1896. La participation de Balto et Ravna, ainsi que les notes prises durant leur séjour chez les Groenlandais, rappellent la contribution inestimable des populations autochtones aux grandes expéditions qui firent la renommée de Nansen et de ses successeurs.