Samuel Balto est né en 1861 dans le Nord de la Norvège. C’était un Sámi, ou « Lapon » comme on les appelle parfois : un peuple autochtone pratiquant, aujourd’hui encore, l’élevage de rennes dans les vastes régions du Grand Nord. Balto lui-même avait pratiqué l’élevage, bien que son occupation principale concernât les travaux en forêt et la pêche.
A 27 ans, il ignorait encore qu’il était sur le point d’acquérir une renommée exceptionnelle, comme peu de Sámis en recevraient à son époque. Avec un autre habitant de la région, Ole Nilsen Ravna, il allait rejoindre le célébrissime explorateur polaire et (plus tard) prix Nobel de la paix norvégien, Fridtjof Nansen, dans l’une de ses ambitieuses expéditions : la première traversée du Groenland.
S’ouvrit alors une vie d’aventures pour Balto, de la Sibérie à l’Alaska, de l’activité missionnaire à la ruée vers l’or.
Balto est originaire de Karasjok, un village du Nord de la Norvège situé au fond d’une vallée que surplombe l’immense plateau du Finnmark. L’histoire débuta lorsqu’il entendit parler d’une expédition planifiée par Fridtjof Nansen. Celui-ci souhaitait s’entourer de deux personnes de la région afin de l’accompagner dans sa traversée du Groenland. Les Sámis étant d’habiles skieurs, habitués aux températures extrêmes avec des hivers descendant fréquemment en-dessous de -40°C, ils constitueraient un apport précieux pour son entreprise.
Intéressé, Balto se renseigna sur la rémunération proposée. On lui répondit que 800 couronnes (l’équivalent d’un an de salaire pour un travailleur norvégien qualifié) seraient offertes pour les 6 mois de voyage prévus. Convaincu, Balto fut accepté pour l’expédition et embarqua à bord d’un bateau qui l’emmènerait jusqu’au Sud de la Norvège, en direction de la capitale, Oslo, qui s’appelait alors « Kristiania ».
Chemin faisant, il entendit des rumeurs négatives à propos de Nansen, qui lui firent perdre sa motivation pour le voyage. Heureusement, en le rencontrant, Balto fut charmé. Parti du Grand Nord lointain, il se sentait à Kristiania comme un étranger. Il fut néanmoins enchanté par l’accueil qu’il y reçut. Le temps passé sur place fut l’occasion de tester leur matériel dans les forêts alentours, notamment leurs sacs de couchage, fabriqués à partir de peaux de rennes cousues.
Le 4 mai 1888, six voyageurs (Fridtjof Nansen, Samuel Balto, Ole Nilsen Ravna, Otto Sverdrup, Oluf Christian Dietrichson et Kristian Kristiansen Trana) embarquèrent dans un bateau à vapeur et quittèrent Kristiania sous les yeux de la foule qui, depuis les quais, leur souhaitèrent bonne chance et crièrent : « Hourra ! »
Avant d’arriver au Groenland, plusieurs arrêts allaient avoir lieu, notamment près d’Édimbourg, où Balto raconte, dans son compte-rendu de voyage, avoir vu toutes sortes de choses « étrangères et étonnantes ». Les Écossais eux-mêmes étaient curieux d’observer ces deux Sámis aux vêtements si singuliers. Certains les prirent pour des officiers de police norvégiens, précisément à cause de ce costume bleu typique, enrichi de jaune et de rouge au niveau des épaules, évoquant une sorte d’uniforme.
Le 9 mai, un autre bateau à vapeur les emmena en direction de la capitale de l’Islande : Reykjavik. Les voyageurs purent alors essayer leur matériel de ski sur une montagne des environs. Balto et Ravna furent d’emblée gênés par l’équipement norvégien, qui différait de celui qu’ils utilisaient traditionnellement. Pour cette raison peut-être, Balto fut victime d’un accident en descendant une pente et se blessa au tendon d’Achille. Sa participation à l’expédition était désormais compromise et il était question de le remplacer par un Islandais. Mais Ravna refusa catégoriquement cette idée : il était hors de question qu’il soit le seul Sámi à participer au voyage. Après quelques jours, Balto fut rétabli et put continuer le périple.
Le 4 juin, ils embarquèrent pour le Groenland. Après plusieurs jours de navigation, la terre apparut enfin à l’horizon. Ce jour-là, Balto fut horrifié par le paysage qu’il avait sous les yeux et par ces rochers qui, selon ses termes, s’élevaient « comme des clochers d’église vers les nuages ». Mais il aurait encore tout le temps de s’habituer à ce spectacle avant de mettre pied à terre, puisqu’une large ceinture de glace les séparait encore de la côte. La franchir allait s’avérer plus complexe que prévu…
Les membres de l’expédition décidèrent d’attendre que la fonte des glaces soit plus avancée. Ils repartirent donc dans le détroit séparant le Groenland de l’Islande et passèrent une semaine à proximité des glaces, chassant pour se nourrir. Puis, le 13 juillet, ils retournèrent près de la côte groenlandaise, à 65,5 degrés Nord, et prirent place dans deux barques, tandis que leur navire les abandonnait à leur sort, au son des « Hourra ! » et des coups de canon.
Très vite, les conditions météorologiques se dégradèrent. Terrassé par la pluie et les trous dans son embarcation, Ravna s’adressa à Balto : ils n’auraient jamais dû s’engager dans une folie pareille ; cet endroit était sans espoir ; la vaste mer serait leur tombeau. Balto balaya ce discours du mieux qu’il put : aurait-il donc fallu rester à la maison et faire une croix sur la récompense promise ? Ou pire, subir l’humiliation d’un abandon ? Pourtant, Balto lui-même était en train de traverser les moments les plus difficiles de son voyage. Déjà désespéré par le manque de café et de tabac (lui et ses compagnons avaient pris l’habitude de mâcher des cordages afin d’économiser ce dernier), il n’était pas rassuré par les ours polaires qui rodaient la nuit autour de leurs campements.
Jour après jour, ils ramèrent, cherchant une ouverture et, toujours, finirent par devoir renoncer, tandis que leurs vêtements prenaient l’eau les jours de pluie et séchaient péniblement lors des beaux jours. Les deux voyageurs sámis avaient même l’impression de s’éloigner de la côte, plutôt que de s’en approcher. Une certitude néanmoins : ils étaient en train de dériver lentement vers le Sud, emportés par la banquise. Ce n’est que le 29 juillet que Ravna, après avoir sorti la tête de la tente installée sur une plaque de glace, annonça à ses compagnons que la glace se libérait et que la mer serait bientôt ouverte.
Après un petit-déjeuner festif, fait de fromage, confiture, biscuits et chocolat chaud, ils embarquèrent et rejoignirent la côte en à peine 3 heures. Le débarquement, qui n’aurait dû prendre qu’une journée, leur avait pris deux semaines.
Dès qu’ils furent à terre, Balto entendit des voix humaines. S’agissait-il de corbeaux ? Tous furent surpris de voir arriver à eux, non pas des corbeaux, mais deux hommes. Des Inuits, chantant depuis leurs kayaks. Hélas, la communication s’avéra compliquée, personne ne parlant la langue locale.
Après quelques préparatifs à terre, le 15 août, les explorateurs quittèrent les Inuits et entamèrent leur traversée.
A l’époque où ce récit a lieu, le Groenland n’avait jamais été parcouru de part en part – du moins pas par les explorateurs européens. La population de la deuxième plus grande île du monde, principalement composée d’Inuits (« Esquimaux », comme on les appelle parfois), est entièrement répartie sur les côtes. Au milieu de l’île, on trouve une immense calotte glaciaire, la seule encore intacte sur Terre de nos jours en dehors de l’Antarctique.
L’idée de la traverser provient de Nansen lui-même. Les tentatives précédentes, par d’autres explorateurs, étaient restées infructueuses. Elles étaient parties de la côte Ouest, plus facilement accessible en bateau, ce qui offrait l’avantage de donner aux explorateurs une base de repli en cas de difficulté. Nansen préféra suivre la voie inverse, qui leur permettrait de trouver, au terme de la traversée, un endroit accessible en bateau pour quitter l’île, sans risquer de devoir faire un aller-retour. En contrepartie, tout repli était impossible et il n’y avait qu’une issue pour quitter le désert glacé qui les attendait : vers l’avant ! Ou, comme le disent les Norvégiens : Fram!
Les premiers jours furent difficiles. La compagnie était à présent à court de tabac, ce que Balto nota avec énormément de peine. Nansen raconta plus tard l’avoir qualifié de « couard misérable » pour les plaintes qu’il exprima à ce sujet, bien qu’il en vînt à fortement apprécier la contribution de Balto à la suite du voyage. Par ailleurs, Balto et Ravna eurent la mauvaise surprise de devoir chacun tirer un chargement de 100 kilogrammes, alors qu’ils avaient indiqué ne pouvoir en tirer que 50.
Le voyage débuta par une traversée particulièrement éprouvante de glaces disposées en vague, lors de laquelle les sangles du harnais leur brûlaient littéralement la peau des épaules. Ces premiers jours furent néanmoins l’occasion d’organiser leur quotidien. Afin de gagner du temps, ils prirent notamment l’habitude de cuisiner la soupe sur le traîneau en mouvement et de ne s’arrêter pour manger qu’une fois le repas prêt.
Au fur et à mesure qu’ils s’enfonçaient dans l’intérieur des terres, les températures chutaient. Alors qu’ils étaient en plein été, ils atteignirent rapidement les températures de la ville natale de Balto, Karasjok… en hiver !
Le 16 septembre, après un mois de traversée, Ravna suggéra qu’ils ne verraient jamais le bout de cette île. Malgré son désespoir et les jours de tempête, ils avançaient constamment. Lors d’une nuit passée en tente, Balto sortit pour vérifier l’état des traîneaux et fut incapable de les trouver : ils avaient été entièrement enterrés sous la neige. Se retournant, il constata qu’il était tout aussi incapable de retrouver la tente. Il cria. Ses compagnons répondirent aussitôt depuis la tente, elle-même entièrement ensevelie. Dès le matin, ils purent déterrer leur équipement et continuer.
La fin de la traversée fut beaucoup plus amusante pour Balto. Des voiles furent installées aux chariots, permettant d’avancer rapidement. Skier lui procurait désormais une immense joie et les journées lui paraissaient courtes. Le moment venu, il fut le premier à remarquer à l’horizon des surfaces sombres, contrastant avec l’immense surface de glace qu’ils venaient de traverser. Ils étaient désormais arrivés à l’extrémité Ouest du plateau, proches de leur point d’arrivée. Comme ce matin lointain où ils allaient mettre pied à terre depuis leurs barques, un repas fut préparé pour célébrer l’événement, consistant en quelques morceaux de viande et de chocolat. Puis ils reprirent leur chemin.
Mais ils n’étaient pas encore à bout de leurs difficultés. « Repliez les voiles ! » cria Nansen, « C’est dangereux ici ! ». Il venait d’apercevoir une crevasse. Apeurés, ses compagnons rangèrent les voiles et continuèrent leur route avec la plus grande prudence et prirent quatre jours à parcourir les quelques kilomètres de glace qui les séparaient de la terre nue. Par endroits, ils durent porter les traîneaux à trois afin de franchir un obstacle. A une occasion, l’un des traîneaux tomba dans une crevasse et ils durent le hisser en dehors avant de continuer.
Non loin d’un de leurs campements, ils trouvèrent une rivière qui coulait, désormais libérée des glaces. Ils burent autant qu’ils en furent capables : un réconfort bienvenu après un mois de soif constante. Le 24 septembre, enfin, ils quittèrent la glace et rejoignirent la terre ferme, avant de se diriger vers la côte.
Les membres de l’expédition sentaient alors la fin de leur aventure approcher. Pourtant, par un concours de circonstances, ils allaient devoir passer l’hiver entier au Groenland et Balto ne reverrait son foyer que bien plus tard ; une situation malheureuse qui mènera pourtant Balto à vivre d’autres moments inoubliables dans ces terres lointaines, racontées dans la deuxième partie de cet article…
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