Chaque automne, après de belles croisières au Svalbard et au Groenland, nos bateaux quittent la région arctique pour naviguer vers de nouveaux horizons. A ce moment de l’année les jours raccourcissent, les températures baissent et les premières neiges viennent recouvrir les paysages que nous avions côtoyé sous le soleil. Mais ce qui change le plus ces paysages, c’est qu’une grande partie de la faune a déjà quitté les lieux.

PARTIR OU RESTER

Les milieux polaires en général, Arctique et Antarctique confondus, sont caractérisés par des températures relativement basses et une forte saisonnalité. En été, les eaux marines froides sont riches en oxygène et bénéficient de longues périodes d’ensoleillement, ce qui permet à des communautés de plancton de proliférer. Celles-ci font le bonheur de nombreux prédateurs : poissons, oiseaux et mammifères marins. Cependant, en hiver, la nuit polaire et l’emprise des glaces réduisent considérablement la production de nourriture et laissent à ces animaux moins d’opportunités de s’épanouir. Pour les écosystèmes terrestres, le contraste entre été et hiver est également important avec pour les végétaux une saison de croissance et de floraison souvent limitée durant l’été à une fenêtre de quelques semaines.

Flore arctique

L’ensemble de la flore et de la faune présente et observable en milieux polaires est bien adapté aux contraintes du climat. Souvenez-vous de ce que l’on dit : « les manchots n’ont pas froid aux pieds » ! Leur système de circulation sanguine s’est transformé au cours de l’évolution pour permettre le transfert de chaleur entre les artères et les veines en limitant au maximum les pertes.

Observation des manchots en Antarctique

On trouve également des plantes ou encore des poissons dotés de molécules antigel et capables ainsi de résister à des températures inférieures au point de congélation de l’eau. Cependant, toute espèce a des limites de tolérance. Pour repousser ces limites, les espèces arctiques homéothermes (c’est-à-dire les animaux « à sang chaud » dont la température reste indépendante du milieu extérieur) peuvent dans certains cas modifier temporairement leur anatomie (par exemple, en se constituant une couche de graisse isolante) ou leur physiologie (par exemple, en ralentissant son métabolisme) pour résister aux conditions extrêmes. Dans d’autre cas, il s’agit tout simplement de partir ailleurs. Rester ou partir, deux stratégies alternatives que les espèces inféodées aux milieux polaires ont adoptées.

Contrairement à une croyance répandue, l’hibernation n’est pas une stratégie courante en Arctique. Le spermophile arctique, ce petit rongeur polaire, est une exception, et pas des moindres : son hibernation peut durer jusqu’à huit mois par an, durant lesquels sa température corporelle peut descendre sous le cap de 0 °C. Ses cousins mammifères du Grand Nord – les lemmings, les lièvres, les renards, sans oublier l’ours polaire – n’hibernent pas.

Ours polaire

Tout comme les rennes, ou encore les bœufs musqués, ils se protègent efficacement du froid grâce à leurs réserves de graisse et une épaisse fourrure, mais également grâce à un corps trapu et des extrémités courtes qui limitent les pertes de chaleur. Cela leur permet de rester actifs, soit à l’intérieur de galeries creusées dans la neige, soit en surface, en continuant parfois à vagabonder et s’alimenter. De même, certains oiseaux sont bien adaptés au froid, comme les chouettes ou les lagopèdes, dont les plumes peuvent recouvrir les pattes.

Ceci étant, l’essentiel des populations animales présentes en Arctique durant l’été – principalement des oiseaux et des mammifères marins – entreprennent en automne de migrer vers les basses latitudes. Certains vont jusqu’à parcourir plusieurs dizaines de milliers de kilomètres pour échapper aux grands froids polaires. C’est ainsi qu’on peut en retrouver certains sur nos côtes européennes, voire de l’autre côté de la planète.

LA STERNE ARCTIQUE, LA PLUS GRANDE MIGRATRICE AU MONDE

La sterne arctique est un oiseau marin de la famille des Laridés, au même titre que les mouettes et les goélands. Il est difficile cependant de la confondre avec ses cousins : D’un poids plume de 100 grammes et dotée d’une queue fourchue et de longues ailes pointues et effilées, elle arbore une silhouette et un vol particulièrement gracieux qui lui valent le surnom d’hirondelle des mers. Nombreux sont les moments où l’on a la chance d’observer cet oiseau en plein nourrissage, alternant entre vols stationnaires et piqués acrobatiques.

Découverte de la sterne au Spitzberg

En d’autres circonstances, si un intrus se trouve à proximité d’un nid, les sternes n’hésitent pas, malgré leur petite stature, à défendre leur progéniture avec ferveur, en distribuant si nécessaire de violents coups de becs. D’autres espèces d’oiseaux qui nichent dans le même secteur que les sternes, peuvent ainsi tirer bénéfice de leurs efforts de défense.

Cependant, c’est par ses exploits de migration que la sterne arctique a fait sa renommée. Basés sur des comptages et des captures d’oiseaux bagués, les ornithologues avaient estimé que la sterne arctique effectuait environ 40 000 kilomètres par an pour relier les eaux arctiques aux eaux antarctiques. Ce n’est que récemment, grâce à la miniaturisation des équipements de géolocalisation, que plusieurs dizaines d’animaux ont pus être suivis sur toute la durée de leur périple, révélant que l’animal est en fait capable de parcourir jusqu’à 70 000 kilomètres par an, probablement un record dans le monde animal.

Sternes Arctique - Croisière Spitzberg

Au terme de la belle saison, les oiseaux tracés au départ du Groenland et de l’Islande ont d’abord pris la direction du sud-ouest, passant plusieurs semaines entre août et septembre à se nourrir à la limite des eaux froides nord atlantiques, avant de se diriger au sud-est, jusqu’aux îles du Cap Vert. A partir de là, les
animaux se séparent en deux groupes : certains poursuivent le long de la côte est africaine alors que d’autres traversent l’Atlantique pour longer la côte du Brésil. Aux alentours de 40° Sud, ils commencent à sillonner la région d’est en ouest, certains oiseaux restants aux abords de la péninsule Antarctique, alors que d’autres s’aventurent jusqu’à l’Océan Indien. Ils resteront dans la région durant plusieurs mois avant de reprendre la route du Nord vers mi-avril.

LES BALEINES, PLUS GRANDS MAMMIFÈRES MIGRATEURS

Les amateurs de « whalewatching » (que vous êtes peut-être) le savent, il est possible d’identifier certaines baleines, et même de reconnaître certains individus, sur base d’un bon cliché photographique. En effet, plusieurs bases de données recensent les individus issus de certaines populations et espèces de baleines. Elles se basent notamment sur la reconnaissance de la forme de l’aileron dorsal ou de la queue ainsi que des tâches et des cicatrices uniques qu’elles peuvent arborer : leur signature en quelque sorte. C’est ce qu’on appelle de la photo-identification. Grâce à cette méthode, on sait depuis longtemps qu’une baleine à bosse rencontrée durant l’été en Arctique peut être observée quelques mois plus tard dans les caraïbes.

Là encore, le déploiement de balises GPS a permis de préciser les routes migratoires empruntées par ces animaux. On sait aujourd’hui que les baleines à bosse se distribuent dans plusieurs populations et sous-populations ayant des aires d’estivage et d’hivernage propres. Chaque population parcourt ainsi chaque année quelques 8000 km entre une zone d’eaux froides où les baleines s’alimentent et une zone plus tempérée, proche de l’Equateur, où elles se reproduisent et mettent bas (sans oublier le trajet retour). Cependant, les scientifiques ne s’accordent pas sur les raisons qui motivent ces animaux à migrer : Certains suggèrent que la chaleur des eaux tropicales permettrait aux jeunes d’économiser le coût de sa thermorégulation (avec une plus grande taille à l’âge adulte et un meilleur succès reproductif). D’autres que la migration permet d’échapper aux prédateurs qui sont plus abondants en hiver aux hautes latitudes. Le baleineau effectuera la migration aux côtés de sa mère durant plusieurs années avant d’entreprendre sa première migration en solo.

Voyage Aurores Boréales - La laponie en hiver à bord du Polaris

Dans certaines régions, comme autour du détroit de Béring, les habitudes migratoires des cétacés sont bien connues des indigènes, en particulier des chasseurs. Leur expérience multigénérationnelle du terrain leur permet de comprendre et d’interpréter les comportements des animaux ainsi que leur rapport aux conditions de mer et de glace. Ainsi, en évaluant les changements météorologiques et en communiquant avec les chasseurs des localités alentours, ils sont capables d’anticiper un retard ou une avance sur le calendrier de migration habituel.

LE RENARD ARCTIQUE, UN NOMADE IMPROBABLE

A priori, le renard arctique n’a pas vraiment l’étoffe d’un grand migrateur. C’est un opportuniste omnivore qui se nourrit aussi bien de petites proies (mammifères, oiseaux et poissons), d’œufs, de charognes ou encore de baies. Durant l’été, on le sait très occupé à rassembler des ressources non seulement pour se constituer des réserves de gras, mais également pour constituer des caches de nourriture pour l’hiver. Il est également bien adapté au froid et c’est un animal territorial qui, si possible, n’hésitera pas à réutiliser le même terrier année après année.

Renard arctique

Cependant, les observations faites à travers différentes régions de l’Arctique montrent que le renard arctique peut adopter des stratégies de mobilité très diverses. Alors que la majorité des animaux se limitent durant l’hiver à des vagabondages de quelques heures à quelques jours à proximité de leur territoire (ce sont les renards « résidents »), certains sont capables de voyages plus longs, allants jusqu’à plusieurs milliers de kilomètres (on parle alors de « nomades » voire de « migrants »).

Les larges étendus de banquise sont une aubaine pour le renard qui peut cumuler plus de 100 kilomètres par jour sur ce type de terrain Cependant, les animaux ne semblent pas nécessairement retourner à leur point de départ. Ce qui distingue ces mouvements des migrations en boucle effectuées par les oiseaux et les mammifères marins. En outre, s’il s’agit d’un moyen de dispersion efficace qui favorise le brassage génétique, les raisons qui poussent certains renards, et pas d’autres, à entreprendre de tels voyages restent mystérieuses.

Renard Polaire Banquise - Spitzberg

DES ROUTES DE MIGRATION PERTURBÉES

Les changements climatiques sont particulièrement marqués dans la région Arctique et les effets sur la faune s’observent déjà : Les espèces subarctiques progressent vers les hautes latitudes en menaçant de remplacer les espèces indigènes, de nouveaux pathogènes s’installent et certaines populations connaissent un déclin sans précédent… Mais les routes de migration, elles aussi, risquent d’être perturbées puisqu’elles sont fortement conditionnées par les facteurs climatiques. Le rapport entre coût et bénéfices à relier des points distants de plusieurs milliers de kilomètres pourrait devenir moins intéressant, voire s’inverser. Une étude récente estime qu’à l’horizon 2050 (qui correspond selon les projections au point où l’océan Arctique sera libre de glace en été) 29 espèces d’oiseaux marins migrant actuellement entre la région Arctique et l’Atlantique Nord pourraient passer à une migration transarctique en direction du Pacifique Nord. De même, 24 espèces pourraient passer d’une stratégie migratoire à une résidence annuelle dans l’Arctique.

A ce jour, nous sommes bien loin de tout savoir des habitudes migratoires des animaux présents en Arctique. On peut se demander en particulier ce qui motive certains individus, et pas d’autres, à entreprendre de grandes migrations. En effet, des scientifiques ont récemment constaté qu’au sein de certaines populations de migrateurs (comme par exemple une colonies de guillemots), un tout petit pourcentage choisis de rester en Arctique et d’endurer l’hiver polaire. On ne sait pas pourquoi ils font ce choix ni comment ils parviennent à survivre. Quoi qu’il en soit, cela nous invite à interroger et peut-être revoir notre vision d’un hiver polaire hostile à la faune.

Article rédigé par Anaïd Gouveneaux, guide Grands Espaces et docteur en biologie marine

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