Aller à la rencontre de la faune, c’est apprendre à distinguer le cri ou la silhouette de telle ou telle espèce, à observer et comprendre ses comportements, à se connaitre et à cohabiter. Mais c’est également marcher dans les pas d’explorateurs, de peuples indigènes et de scientifiques qui parfois ont mis en mots les histoires et les secrets de ces animaux.
Le guillemot est un oiseau marin dont l’œuf est tout à fait singulier. Sa forme distinctive, en poire, interroge depuis longtemps et continue à faire couler de l’encre.
Ceux qu’on appelle les guillemots sont en fait plusieurs espèces d’oiseaux marins appartenant à la famille des Alcidés. Lors de nos croisières polaires en Arctique, nous rencontrons en particulier le guillemot de Brünnich, le guillemot à miroir ou encore le guillemot de Troïl, mais également plusieurs de leurs apparentés comme le mergule nain ou le macareux moine. Pour compléter le tableau de famille, il faudra encore ajouter les stariques ainsi que le pingouin torda ou petit pingouin (seule espèce de pingouin actuellement vivante). Tous ces oiseaux ont en commun d’arborer un plumage noir et blanc qui, surtout lorsqu’ils se tiennent sur un morceau de glace, dressés sur leurs pâtes, n’est pas sans rappeler l’allure des manchots d’Antarctique. Cependant, il n’y a pas de confusion possible puisque les alcidés volent et leur répartition se limite à l’hémisphère nord, par opposition aux manchots qui ne volent pas et ne sont présents que dans l’hémisphère sud.
Comme la majorité des oiseaux marins rencontrés en Arctique, les alcidés sont de grands migrateurs qui rejoignent les hautes latitudes au début de l’été. Ils trouvent dans les eaux froides de la région de la nourriture en abondance (ils sont d’excellents plongeurs) et peuvent ainsi se constituer les réserves qui leur permettront d’assurer la reproduction. Ils se regroupent généralement en colonies allant de quelques animaux à plusieurs dizaines de milliers d’individus. On les trouve généralement installés dans des éboulis de roches ou à flanc de falaise, à l’abris si possible des prédateurs comme le renard polaire, qui apprécie aussi bien la chair des oiseaux que leurs œufs.
L’un des sites les plus spectaculaires que nous visitons au Spitzberg n’est autre qu’Alkefjellet, une falaise de roches magmatiques en colonnes, émergeant tout droit des eaux pour culminer à plus de 100 mètres de hauteur. Sur ce décor apparemment inhospitalier niche durant l’été une colonie de plusieurs dizaines de milliers de guillemots de Brünnich. Ce qui est frappant, c’est que le moindre centimètre carré de corniche est occupé. Parfois, les animaux semblent à peine pouvoir se tenir dressés sur leurs pattes.
Les femelles semblent pourtant s’en contenter pour pondre et couver leur unique œuf. Après une trentaine de jours, le poussin naît et passe encore une vingtaine de jour sur ce promontoire avant de « prendre son envol ». Pas exactement, cela dit, puisqu’il ne vole pas encore. Il se jette néanmoins de la falaise pour atterrir dans l’eau, d’où il entamera, à la nage et accompagné de son père, sa migration vers le sud.
Mais revenons sur cet œuf…
L’œuf est sans doute une des créations les plus parfaites et les plus touchantes du monde vivant. Qu’il soit d’oiseau ou de reptile, il arbore des courbes, des couleurs et des motifs d’une diversité incroyable et qui permettent de reconnaitre l’espèce à laquelle il appartient entre mille. L’oologiste (le collectionneur de coquilles d’œufs) connait bien l’étendue de cette diversité, des œufs de tortues de mer aux œufs d’autruche, en passant par de nombreux œufs remarquables. Parmi ceux-ci, il y a celui du guillemot.
L’œuf de guillemot est dit « pyriforme », c’est-à-dire « en forme de poire ». L’œuf du guillemot de Troïl n’est ni plus ni moins que l’œuf à la fois le plus allongé et le plus asymétrique qu’on connaisse parmi les espèces actuellement vivantes. Sa couleur varie largement, du beige au bleu-vert, avec des stries et des tâches foncées. Exceptionnellement, des collecteurs d’œufs comme il y en a encore par exemple au Groenland, en Islande et dans les îles Féroé, ont rapporté l’existence d’œufs de couleur rouge. L’un de ces œufs exceptionnels fut récolté au tournant du XIXème siècle aux falaises de Bempton, dans le Yorkshire de l’Est au Royaume-Uni. Il fut célébré dans un poème de l’époque comme « the best even seen » [le meilleur œuf jamais vu]. Les scientifiques estiment que des œufs de guillemot rouges sont pondus moins d’une fois sur mille (voire sur dix mille).
Oeuf de guillemot de Troïl © Didier Descouens
Au-delà du fait que l’œuf de guillemot a pu attirer des convoitises, il a également mené des ornithologues à se gratter la tête sur une question qui n’a pas encore été totalement résolue : Pourquoi cet œuf est-il pyriforme ? Cela a-t-il un avantage ? Et si oui, lequel ?
La période de reproduction chez les oiseaux marins est une période critique. Pondre des œufs, assurer leur couvaison et prendre soin des jeunes demandent beaucoup d’énergie, et tout cela doit se faire à terre, c’est-à-dire potentiellement à portée des prédateurs terrestres. Contrairement, par exemple, aux laridés (mouettes et goélands), qui ont chaque année une couvée de 3 œufs en moyenne, les guillemots, eux, mettent toute leur énergie dans la ponte d’un œuf unique. Celui-ci est donc particulièrement précieux car, s’il est perdu tard dans la saison, les oiseaux n’auront pas l’énergie nécessaire pour le remplacer et ne se reproduiront donc pas cette année-là.
Malgré cela, les couples de guillemots choisissent souvent d’étroites corniches pour déposer leur œuf et le couver à même la roche, sans même constituer un nid. Le risque de voir l’œuf rouler et tomber paraît grand. Cependant, les populations se reproduisent et se maintiennent, ce qui semble indique que la stratégie fonctionne. On a donc rapidement suggéré que la forme de l’œuf permettait de limiter les risques que l’œuf roule et tombe de ces corniches.
Cela parait plausible, car si l’on compare par exemple l’œuf du guillemot de Troïl à celui du pingouin torda, on constate que le pingouin, qui pond un œuf plus rond que celui du guillemot, le dépose plutôt dans des crevasses, sur un lit de cailloux, où il a peu de risque de rouler et de tomber. Une précaution que le guillemot n’aurait pas besoin de prendre.
Mais la question reste entière : Comment la forme de l’œuf limite-t-elle les risques de chute ? Peut-on en faire l’expérience ? Peut-on l’expliquer par une loi physique ?
Pour répondre à ces questions, plusieurs hypothèses ont été mises en avant et testées par l’expérience. Il a d’abord été suggéré que l’œuf de guillemot pouvait très bien tourner comme une toupie si une petite impulsion (semblable à un coup que pourrait donner un congénère) était données. Cependant, les expériences qui ont inspirées cette hypothèse ont été menées sur des œufs vides qui n’ont pas la même distribution de masse et donc pas le même comportement qu’un œuf plein.
Oeuf de Guillemot de Troïl © Roger Culos
Il a ensuite été suggéré que le rayon de la trajectoire suivie par un œuf pointu, s’il est poussé sur une surface lisse, est plus petit que celui qu’un œuf rond. C’est le cas en effet, mais le rayon reste relativement grand, plus grand que la largeur des corniches utilisées par les guillemots. De plus, les guillemots positionnent leur œuf avec la partie arrondie dirigée vers la paroi de la falaise et non l’inverse. Par conséquent, s’il roule, il roulera tout de même vers le vide et non vers la falaise.
Enfin, l’hypothèse la plus convaincante est qu’un œuf pyriforme serait plus stable lorsqu’il repose sur une surface pentue qu’un œuf de forme arrondie. Cela se vérifie très bien par l’expérience et c’est en accord avec la manière dont les guillemots positionnent leur œuf sur les corniches.
Parallèlement, d’autres hypothèses ont été avancées qui n’ont rien à voir avec la question du risque de chute. La forme en poire pourrait tout simplement permettre d’augmenter la surface de contact entre l’œuf et la plaque incubatrice des oiseaux (c’est-à-dire la zone de l’abdomen des oiseaux qui permet la transmission de la chaleur lors de la couvaison). Cela pourrait également aider à l’auto-nettoyage de la coquille mais cette hypothèse a été infirmée. Enfin, la surface de l’œuf pourrait dissiper plus efficacement les forces de percussion, en cas par exemple d’atterrissage précipité d’un congénère à proximité, et donc diminuer le risque que l’œuf se casse.
En somme, la forme singulière de l’œuf de guillemot pourrait apporter aux oiseaux plus qu’un seul avantage. Sans doute est-il encore loin d’avoir livré tous ses mystères.
Article rédigé par Anaïd Gouveneaux, guide Grands Espaces et docteur en biologie marine