L’œil d’un peintre le sait mieux que n’importe quel autre, la neige n’est pas toujours blanche. Au fil des jours et des mois, elle arbore une palette de couleurs étonnante, quasi insaisissable pour l’artiste.
Dans les régions polaires ainsi qu’en haute montagne, il est courant de rencontrer des étendues de neige de couleur rose tirant parfois jusqu’au rouge sang. Est-ce un effet de lumière ? Une illusion d’optique ? Un dépôt d’impuretés ? Une scène de chasse ? De nombreuses interprétations sont possibles. Cependant, l’unique responsable de ces nuances de rouge est une algue microscopique qui se développe dans la neige à la fin de l’été.
De premier abord, la neige apparait d’une blancheur immaculée. Elle doit cela au fait de pouvoir réfléchir la quasi-totalité du spectre lumineux. Par conséquent, la neige renvoie vers nos yeux la lumière qu’elle-même reçoit du soleil, en suivant ses variations de couleurs journalières. En pleine journée, la lumière du soleil est blanche et donne à la neige un éclat presque aveuglant. En début et en fin de journée, elle parcourt un plus long trajet à travers l’atmosphère, qui absorbe les rayons de certaines couleurs en produisant des ambiances lumineuses plus chaudes ou plus froides, donnant ainsi au ciel couchant d’été donne aux étendues enneigées ses couleurs magiques.
En outre, il arrive que la neige nous apparaisse comme étant « sale ». Cela est généralement dû à des dépôts de substances minérales transportées par les vents, parfois sur de longues distances. Ainsi, régulièrement les sables du Sahara parcourent plusieurs milliers de kilomètres avant de venir se mêler à la neige des massifs alpins, laissant des traces ocres sur le manteau neigeux. De même, on observe des dépôts de suie à la surface des glaciers les plus reculés de l’Arctique.
En d’autres lieux, la neige peut se parer de couleurs acidulées, allant du vert pomme ou rouge sang en passant par des nuances de jaune-oranger. Cela se produit à des périodes précises de l’année, généralement au printemps et en été lorsque des algues microscopiques vivant au sein même de la neige se mettent à proliférer. Normalement invisibles à l’œil nu, ces organismes deviennent alors si nombreux que leur couleur peut être visible de très loin dans le paysage.
La première référence connue à des névés de couleur rouge nous vient de l’Histoire des animaux d’Aristote : « Quand elle est ancienne, la neige devient plus rouge, et c’est pourquoi les larves y ont cette couleur et elles sont velues. » On découvrira plus tard qu’il ne s’agit pas d’animaux mais d’algues microscopiques, constituées d’une cellule unique munie de flagelles (un peu comme un spermatozoide qui aurait plusieurs queues). C’est certainement à cause de ces flagelles, qui leur permettent de se déplacer dans la neige, qu’Aristote les avait décrites comme « velues ».
C’est en 1818, lors d’une expédition visant à franchir le passage du Nord-Ouest, que l’amiral John Ross observe à son tour les fameux névés roses. Il documente soigneusement ses observations et rapporte au British Museum un échantillon de neige qui permettra au botaniste écossais Robert Brown d’avancer l’hypothèse que la couleur rouge est due à la présence d’une algue. Plusieurs de ses confrères répondront qu’il s’agit plutôt d’un champignon, d’une plante ou encore d’un lichen, mais on sait aujourd’hui que Brown avait vu juste.
John Ross de retour de son expédition polaire – Source : https://www.britishmuseum.org/collection/object/P_1859-0316-142
On connait à ce jour une large diversité d’espèces d’algues adaptées à vivre dans la neige et qu’on appelle tout simplement les « algues de neige ». Le nom scientifique le plus couramment mentionné est celui de Chlamydomonas nivalis(du latin nix, nivis qui signifie neige), une espèce très répandue à laquelle sont attribuées la plupart des observations. Cependant, une poignée de neige rose ramassée par exemple au Spitzberg est susceptible de contenir plusieurs espèces et nous sommes sans doute loin de les avoir toutes répertoriées.
Quant à la diversité de couleurs observées, elle est davantage due au stade de développement des algues qu’à l’espèce à laquelle elles appartiennent. En effet, les algues de neige adaptent naturellement leur état à celui du manteau neigeux. Dès les premières chutes de neige en automne et durant tout l’hiver, les algues reposent à la surface du sol ou d’un glacier dans un état dit de « dormance ». Elles ont alors l’aspect de cellules rouges sphériques qu’on appelle des spores et sont capables de résister à la fois aux très basses températures et aux fortes sécheresses. Au printemps, ces spores germent en donnant naissance à des cellules vertes dotées de flagelles. Ces flagelles servent à la cellule à se déplacer et notamment à traverser la couche de neige pour atteindre sa surface. C’est là que les algues trouvent les meilleures conditions d’ensoleillement pour s’épanouir et croitre, ce qui donne peu à peu au manteau neigeux une couleur verte. Mais au fil de la belle saison, le soleil et ses rayons UV peuvent devenir un ennemi pour les algues. Elles produisent alors des pigments secondaires (notamment des caroténoïdes de couleur rouge) qui permettent d’absorber une partie des radiations lumineuses et ainsi de protéger la cellule. Les algues retournent alors progressivement à leur état de dormance et le manteau neigeux vire à l’orangé puis au rouge.
Chlamydomonas nivalis © Serge Ouachée
Les algues de neige sont aujourd’hui connues pour jouer un rôle prépondérant dans certains mécanismes du changement climatique. D’une part parce qu’elles prolifèrent par photosynthèse et donc en prélevant du CO2 atmosphérique, mais également de manière indirecte, en modifiant le pouvoir réfléchissant des surfaces enneigées.
En effet, une partie importante des radiations solaires qui atteignent la surface du globe sont réfléchies vers l’atmosphère. Certaines surfaces, comme la glace de banquise, la glace de glacier ou encore la neige, ont un très fort pouvoir à réfléchir ces radiations. En revanche, ce pouvoir (qu’on appelle « l’albedo ») est nettement réduit pour des surfaces foncées telles que les canopées ou l’eau de mer. En somme, plus une surface est foncée, plus elle absorbe les radiations et donc l’énergie solaire, en inversement. En Arctique, plus les étendues de glace et de neige fondent sous l’effet du changement climatique, moins elles réfléchissent l’énergie solaire et cela déséquilibre un peu plus le bilan thermique de la planète en faveur d’un réchauffement. A cause de ce réchauffement, la formation de glace et de neige devient à son tour plus difficile et l’albedo des régions jadis enneigées diminue d’autant plus… La boucle est bouclée et l’effet du réchauffement se trouve progressivement amplifié : autrement dit, un véritable effet boule de neige !
Que viennent faire les algues de neige dans cette histoire ? Et bien tout comme la suie ou le sable qui viennent se déposer sur les glaciers et les montagnes, elles rendent la neige plus foncée et donc son albedo plus faible. Un manteau neigeux recouvert d’algues fond donc un peu plus vite qu’un manteau blanc non colonisé par des algues. En somme, les algues de neiges sont à la fois des marqueurs et des acteurs du changement climatique. Nous n’avons donc pas fini d’en entendre parler.
Article rédigé par Anaïd Gouveneaux, guide Grands Espaces et docteur en biologie marine