Dans cette série d’article, nous revenons sur la passionnante découverte du Passage du Nord-Ouest par les européens et sur les magnifiques et terribles histoires qui jonchent ses côtes. Si vous avez raté la première partie de cette incroyable épopée, c’est par ici. Pour la seconde partie, rendez-vous ici.

Le premier passage complet en bateau (1903-1906)

Les norvégiens entrent tardivement sur la scène mais ce sont bien eux qui vont réussir la première traversée du passage du Nord-Ouest. L’homme derrière ce succès porte un nom bien connu dans le mode de l’exploration polaire : Roald Amundsen. Ce dernier a été bercé par les récits des expéditions de Nansen, Franklin et de McClintock publiées dans sa jeunesse, puis participa à l’expédition Belgica en Antarctique (1897-1899) durant laquelle il se lia d’amitié avec Frédérick Cook (futur controversé conquérant du Pôle Nord en 1908) qui lui donne de nombreuses et très utiles informations sur les raids polaires et le rôle des chiens. Amundsen obtient son brevet de capitaine et prépare sa première expédition personnelle: l’ouverture du passage du Nord-Ouest. 

Amundsen intègre la Deutsche Seewarte de Hamburg puis l’Observatoire de Wilhelmshaven et celui de Potsdam afin de perfectionner ses connaissances. Grâce à l’appui de l’autre géant de l’exploration polaire Fridtjof Nansen, il réussit à donner de la crédibilité à son projet et à lever des fonds entre 1901 et 1903 afin d’acheter et d’équiper un navire pour cette longue mission en Arctique. Sur les conseils de Nansen, Amundsen ajoute un volet scientifique à son expédition: la recherche de la position exacte du pôle Nord magnétique (localisé pour la première fois en 1831 par Ross pour rappel).

Il utilise une grande partie de son héritage pour acheter en 1901 la Gjøa, une « coquille de noix » dixit ses détracteurs (Figure 7). La Gjøa est en effet un navire de pêche de 47 tonnes avec un tirant d’eau réduit. Ayant relativement peu d’expérience dans le milieu arctique et ne connaissant pas bien son nouveau navire, Amundsen engage un petit équipage et quitte Tromsø en avril 1901 afin d’aller chasser le phoque dans la mer de Barents pendant cinq mois. Cette expédition va lui permettre de peaufiner sa préparation pour la traversée du passage du Nord-Ouest ainsi que d’identifier les points forts et les points faibles de la Gjøa.

Après son retour à Trømso en septembre de la même année, Amundsen se met à corriger les défauts du navire. Il ordonne ainsi le renforcement de la coque du bateau à l’aide de madriers, ceci afin d’éviter au navire d’être brisé par la pression des glaces. Il l’équipe aussi d’un moteur de 13 chevaux (fonctionnant à la paraffine et au pétrole) et deux poêles fonctionnant aussi bien au bois qu’à la graisse de phoque ou la paraffine. Un fumoir complétait l’armement du bateau. À bord, Amundsen emporte plusieurs carabines et fusils de chasse de différents calibres (dont un capable d’arrêter un ours), ainsi qu’une série de kayaks autorisant l’autonomie à son équipage.

 

Figure 7: Dessin de la Gjøa extrait du récit de Roald Amundsen’s « The North West passage » : being the record of a voyage of exploration of the ship « Gjöa ».

Le paragraphe précédent met en lumière une des grandes forces d’Amundsen dans sa réussite: la préparation détaillée de toutes ses expéditions. Le trajet pour la traversée du passage est minutieusement préparé : les lectures d’Amundsen lui révèlent que la route à suivre doit passer à l’ouest de Boothia Felix.  Cependant, c’est en empruntant cette route que toutes les expéditions précédentes ont échoué. C’est alors que Roald Amundsen songe qu’il lui faudra manœuvrer vers le sud, le long de la côte ouest de Boothia Felix, en direction de l’extrémité la plus méridionale de la Terre du Roi Guillaume avant de poursuivre sa route vers l’ouest en longeant la côte au plus près.

Amundsen souhaite par ailleurs avoir un équipage restreint et versatile à bord: il n’embarque que six hommes avec lui, ce qui permet de limiter la quantité de vivres. Il fait aussi le choix de survivre en partie grâce aux ressources de la terre et de l’océan au cours de son expédition afin de limiter la taille et le poids du bateau. Cette idée est novatrice et contraire à tout ce qui a été fait précédemment par les autres explorateurs. L’approvisionnement en vivres est lui aussi minutieusement calculé pour pourvoir survivre pas moins de cinq ans dans la zone arctique. Les boîtes de conserve sont de premier ordre: c’est le professeur et nutritionniste Sophus Torup lui-même qui se charge de la préparation du pemmican pour les hommes et les chiens ainsi que de la farine de poisson sec. Toutes les conserves furent essayées et vérifiées par ses soins. Les caisses de vivres emportées sur le navire ont quant à elles un gabarit unique afin d’être plus tard utilisées comme matériau de construction pour les observatoires magnétiques et météorologiques.

L’ensemble de ces considérations permet à Amundsen de sélectionner la Gjøa, un navire relativement léger ayant un faible tirant d’eau. Ce navire se révèlera être un atout majeur au cours de l’expédition en raison de la présence dans l’Arctique canadien de chenaux étroits et peu profonds ainsi que de nombreuses zones de hauts-fonds.

L’équipage de la Gjøa.

La fin de l’année 1902 et le début de l’année 1903 sont essentiellement consacrés à la quête de fonds pour cette grande expédition. Le 16 juin 1903, le principal créancier d’Amundsen exige le recouvrement de ses traites sous 24 heures sans quoi il fait saisir le navire et menace de mettre aux arrêts son jeune capitaine… Amundsen décide de filer à l’anglaise à minuit le jour même… L’équipage appareille direction la côte ouest du Groenland où il effectue plusieurs arrêts afin de récupérer du fulmicoton (pour les munitions), des chiens de traîneau, des traîneaux, des provisions ainsi que 20 barils de pétrole.

La course suivie par Amundsen lors du début de sa traversée du passage suit la route de Franklin deux siècles environ avant lui. Le but scientifique de la mission étant l’observation régulière du pôle magnétique pendant 18 mois, les premières mesures de la déclinaison magnétique sont utilisées pour arrêter définitivement l’itinéraire de l’expédition : il est ainsi décidé le 27 août de pousser plus au sud vers la Péninsule de Boothia. Le 30 août 1903, la Gjøa passe à proximité du pôle Nord magnétique mais il est impossible pour l’équipage de « distinguer le gisement de cette localité ». Le navire essuie au début de l’automne ses premières tempêtes, un incendie à bord, un premier échouage mais l’équipage finit par trouver le 12 septembre au sud de l’Ile du Roi Guillaume une baie propice à un hivernage: la baie Gjøa.

Les membres s’installent et édifient à partir des caisses de provisions mentionnées précédemment qu’ils ont auparavant remplies de sable l’observatoire des variations magnétiques, la fameuse villa Aimant. Les mesures régulières démarreront le 02 novembre 1903 et vont rythmer la vie des 7 hommes pendant de longs mois. Gustav Juel Wiik a la charge des instruments enregistreurs des variations magnétiques. Chaque jour à midi, il doit changer la feuille sur laquelle s’inscrivaient les perturbations subies par les aiguilles aimantées. Ce n’était un travail ni amusant ni une promenade agréable de se rendre à l’observatoire par des froids de -60 degrés C ou lorsque des rafales lancent des paquets de neige à la figure. Les observations météorologiques étaient quant à elles du domaine de Peter Rivstedt (par ailleurs aussi forgeron, responsable des chiens, constructeur et expert en conduite de traineau). Trois fois par 24 heures, et ce quel que soit le temps qu’il fasse, il s’en allait noter les indications des instruments. Au lieutenant Godfred Hansen (par ailleurs aussi officier des montres, géologue et photographe) incombent les observations astronomiques. Elles étaient encore plus pénibles que les autres: sans autre abri contre le vent qu’un mur de neige, le malheureux devait rester immobile par des froids terribles. Les différentes mesures aboutissent à la localisation du pôle nord magnétique au début du mois de mai 1904 par 70°30’N & 96°30’W. Amundsen va tenter à plusieurs reprises d’atteindre le pôle Nord magnétique par voie terrestre mais échoue malheureusement à chaque fois.

Les étés 1904 et 1905 sont mis à profit pour cartographier les détroits et chenaux qui entourent l’Ile du Roi Guillaume, la côte nord-est de l’île Victoria. Le but est de trouver une voie navigable vers l’ouest située au sud de l’île. Après 19 mois de bons et loyaux services, les instruments enregistreurs sont arrêtés le 1er juin 1905 et l’observatoire des variations magnétiques est démoli le lendemain. Amundsen veut en effet poursuivre sa route vers l’Ouest. La Gjøa appareille le 13 août 1905 et quitte Gjøa Haven. Elle franchit les détroits dangereux au sud de l’île Victoria puis fonce vers la mer de Beaufort (Figure 8).

Le trajet de la Gjøa

Figure 8: le trajet de la Gjøa à partir du 13/08/1905.

C’est à ce moment-là que la mécanique bien huilée du voyage va se rouiller un peu. Amundsen avait en effet prévu de sortir du passage à la fin de l’été 1904 mais les conditions météorologiques ne jouent pas en sa faveur : la banquise ferme le passage devant King’s Point (Figure 8)…et ne s’ouvre pas de toute la fin de la saison. Amundsen et son équipage sont alors forcés d’effectuer un dernier hivernage non prévu de 10 mois!

La Gjøa lors de son hivernage à King’s Point.

La Gjøa se remet finalement en route à la fin de l’été 1905 et atteint le 17 août de la même année le Cap Colbourne, le point le plus à l’Est atteint par les navires venus du détroit de Béring. Le passage du Nord-Ouest est officiellement franchi! Continuant sa route vers l’Ouest, la glace stoppe le navire à Herschel Island le 2 septembre 1905 annonçant un nouvel hivernage avant de pouvoir poursuivre jusqu’à Nome sur la côte pacifique de l’Alaska. Amundsen est face alors à un dilemme : comment informer le reste du monde de la réussite de l’expédition et ainsi valider que celle-ci est la première à réussir la traversée du passage du Nord-Ouest?

Impatients d’annoncer la nouvelle au monde, Amundsen et Rivstedt entreprennent en plein hiver, par des températures de -50°C et en traîneau à chiens, une “promenade de santé” en direction d’Eagle, la plus proche station télégraphique d’Alaska. Cette station est tout de même située à 1600 km aller-retour de Herschel Island… Le message sera envoyé le 5 décembre 1905. En Alaska, Amundsen apprend que la Norvège est devenue indépendante de la Suède durant son voyage et a maintenant son propre souverain. Amundsen envoie au nouveau roi de Norvège Haakon VII un message lui disant que « c’est un grand exploit pour la Norvège » et ajoute qu’il espérait faire davantage pour son pays et signe « Votre sujet loyal, Roald Amundsen ». Amundsen et Rivstedt retournent au navire en mars 1906. La Gjøa reste cependant prise dans les glaces jusqu’au 11 juillet et n’arrive à Nome que le 31 août 1906 où l’ensemble de l’équipage est accueilli en héros.

L’expédition est donc un véritable succès pour Amundsen et lance sa carrière d’explorateur polaire. Les mesures effectuées lors du voyage sont d’une grande qualité mais ne peuvent pas être correctement interprétées avec les connaissances de l’époque. Les résultats d’Amundsen prouvent néanmoins que le pôle nord magnétique se déplace en permanence. Seule tache d’ombre au tableau : le décès d’un des membres d’équipage durant le dernier hivernage. La santé de Wiik décline rapidement durant le mois de mars 1906. Malgré les efforts d’Amundsen, Wiik décède à l’âge de 27 ans le 31 mars 1906 très vraisemblablement d’une crise d’appendicite. Sa dépouille fut ensevelie dans une fosse située à l’intérieur de l’observatoire magnétique de King’s Point.

Le pénible voyage à travers le passage du Nord-Ouest marque profondément Amundsen. Il a 33 ans mais en paraît 63. Son visage gardera le même aspect émacié le reste de sa vie.
Une fois son épopée accomplie, la Gjøa est convoyée jusqu’à San Francisco où elle est exposée dans le parc de Golden State. Elle est finalement rapatriée en 1972 puis restaurée et exposée au Fram Museum d’Oslo en Norvège.

Le succès d’Amundsen tient principalement à trois éléments:
– La qualité de la planification et de la préparation de cette expédition,
– Les exceptionnelles qualités de leader d’Amundsen,
– Les étés exceptionnels en 1903 et en 1905 ( peu de banquise).

A noter que la route maritime découverte par Amundsen n’est pas praticable d’un point de vue commercial, certains passages étant trop peu profonds (il n’y avait parfois qu’un mètre d’eau sous la Gjøa!).

Trajet de la Gjøa et l’exploration de l’île Victoria 

Le passage du Nord-Ouest de nos jours: petite leçon de géopolitique

Durant près de deux cents ans, plusieurs explorateurs ont donc intensivement cherché ce fameux passage du Nord-Ouest au prix de lourdes pertes humaines et de nombreux naufrages. Ces expéditions ont lentement permis de mieux connaître ces îles arctiques et de les cartographier, ouvrant ainsi la voie à une possible navigation commerciale. Les conditions météorologiques et la géographie difficile de la zone exigent cependant que le trajet se fasse en brise-glace fortifié.

Dans le contexte du réchauffement climatique, le mythique passage du Nord-Ouest attire de nouveau l’attention internationale. La banquise est en effet de moins en moins étendue et de moins en moins épaisse même durant l’hiver. Le passage autrefois quasi-inaccessible est de nos jours fréquemment moins encombré par les glaces permettant d’envisager le développement de la navigation commerciale. Les enjeux économiques pour la marine marchande sont colossaux: un passage du Nord-Ouest régulièrement navigable réduit de 7 000 km la voie de navigation actuelle entre l’Atlantique Nord et le Pacifique par le canal de Panama, permettant d’économiser 14 jours sur la durée actuelle de transport! Alors qu’il n’y passait aucun bateau en 1982, trois bateaux empruntaient cette voie en 1983, 30 en 2012 et 22 en 2013.

La souveraineté sur ces eaux est en tout cas déjà contestée: le gouvernement canadien considère ce passage comme faisant partie de ses eaux intérieures, ce que certains pays comme les États-Unis contestent, considérant ce passage comme un détroit international avec libre passage. Les tensions entre les deux pays se sont accrues ces dernières années, les Etats-Unis ayant ces derniers temps pris la fâcheuse habitude d’emprunter ce passage avec des navires militaires sans même en informer leur voisin canadien. Fin 2005 par exemple, la marine américaine a publié des photos du sous-marin USS Charlotte faisant surface au pôle Nord, ce qui indique que ce sous-marin a très probablement emprunté le passage du Nord-Ouest. Depuis avril 2006, l’armée canadienne considère le passage du Nord-Ouest comme faisant partie des eaux intérieures canadiennes. Le Canada prévoit la création d’un port en eaux profondes à Nanisivik, située au nord de l’île de Baffin pour des besoins de ravitaillement comme d’amarrage, ainsi qu’une présence militaire renforcée. Il s’agit pour le pays de réaffirmer sa légitimité sur cette région de l’Arctique.

 

Article rédigé par Audrey Roustiau, géologue et géophysicienne, et guide chez Grands Espaces.

 

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