On les appelle drakkar. Ce terme, dérivé des langues scandinaves, signifiait « dragons », en référence aux proues de ces navires, ornées de têtes d’animaux sculptés. Les navigateurs vikings les appelaient plus volontiers langskip, les « navires longs ». Si les Vikings ont pu devenir les prodigieux explorateurs et les redoutables guerriers que nous connaissons, c’est en grande partie grâce à l’ingéniosité de leurs charpentiers, qui ont mis au point ces navires rapides et fiables, à leur aise en haute mer comme sur les rivières. Associés à des instruments de navigation novateurs, comme le cadran solaire, les langskip allaient transporter les Vikings de côte en côte, de fleuve en fleuve, et à travers les mers, jusqu’à la lointaine Amérique. Le savoir-faire lié à leur fabrication s’est transmis de génération en génération, à travers plus d’un millénaire, jusqu’aux artisans contemporains du Nord de la Norvège.
Le monument « Voyageur du Soleil » à Reykjavik (Islande), évoquant les navires vikings
Les historiens font débuter « l’âge viking » au 8e siècle, quand les premiers saccages et pillages eurent lieu en Grande-Bretagne. C’est à la même époque qu’une innovation technologique cruciale fit son entrée en Scandinavie : la voile. Et ce n’est pas une coïncidence ! Pendant très longtemps, mais pour une raison inconnue, les Scandinaves se sont refusés à utiliser la voile, préférant propulser leurs navires à la simple force des rameurs. Déjà à cette époque, leurs navires étaient rapides, solides et fiables. Ils permettaient de naviguer le long des côtes et de rejoindre par exemple l’île de Gotland (au large de la Suède) sans problème. Toutefois, une longue navigation à travers l’océan aurait été impensable. L’arrivée de la voile au 8e siècle est attestée par des sources archéologiques comme la célèbre pierre de Tjängvide. Le début d’un nouvel âge pour les marins scandinaves…
Pierre de Tjängvide
Les langskip de l’âge viking sont stables et flexibles, capables d’affronter la haute-mer, mais aussi de remonter les fleuves, grâce à leur tirant d’eau (c’est-à-dire la hauteur de la partie immergée du bateau) assez faible. Leur rapidité et leur polyvalence permettaient à l’équipage de débarquer en un point donné pour attaquer un village, puis de se replier avant même que l’ennemi ait eu le temps d’organiser sa défense. Les Vikings préféraient largement profiter de leurs navires avec cette technique de « raids » plutôt qu’affronter directement les armées puissantes et bien équipées de leurs adversaires européens. Ils pouvaient ainsi compter sur leur vitesse. Certaines expérimentations récentes, effectuées sur des répliques de navires historiques, ont montré qu’ils pouvaient atteindre 6 nœuds (11 km/h) à la rame et 15 nœuds (28 km/h) à la voile.
On distingue deux grands types de navires. Ceux qui étaient destinés au transport de marchandises étaient manipulés par de petits équipages de 5 à 7 personnes. Assez courts et larges, ils pouvaient transporter jusqu’à 60 tonnes de marchandises. Ils comportaient quelques rames destinées aux manœuvres au port, mais comptaient principalement sur la voile pour les déplacements. A l’inverse, les navires de combat étaient plus longs et fins. Certains pouvaient mesurer jusqu’à 36 mètres de longueur et accueillant jusqu’à 200 passagers. C’est le cas de « Long Serpent », le navire du roi norvégien Olaf Tryggvason. Toutefois, les navires les plus typiques mesuraient environ 18 mètres et accueillaient environ 26 guerriers.
Malgré leurs qualités, les langskip n’étaient pas des navires parfaits. Leur principale faiblesse réside dans la forme de leur voile, carrée. Si celle-ci était optimale pour naviguer dans la direction du vent, elle était assez peu efficace pour suivre la direction opposée, par rapport aux voiles triangulaires des navires modernes. Remonter le vent n’était toutefois pas impossible. En zigzaguant face au vent par gros temps, des reconstitutions de navires historiques ont pu évoluer à une vitesse certes modeste (1,3 nœuds, soit 2,5 km/h), mais sans jamais reculer.
La construction d’un langskip est un travail de longue haleine. Environ 27 000 heures et 150 mètres cube de bois (idéalement, du chêne) seraient nécessaires à l’assemblage de la structure du navire. A cela, il faut ajouter environ 13 000 heures pour des travaux annexes divers allant de la conception des rivets en fer (pour solidariser les planches de la coque) à la préparation des cordages et au tissage de la voile, impliquant probablement hommes et femmes. Cette dernière pouvait mesurer jusqu’à 120 mètres carré et était vraisemblablement réalisée en laine ou en d’autres textiles finement tissés afin de capturer le vent dans sa surface. Quant aux cordages, ils pouvaient être réalisés en crin de cheval, en chanvre ou, parfois, en peau de morse, un matériau particulièrement apprécié pour sa solidité.
Contrairement à la plupart des techniques de construction de navires en bois, où l’on commence par construire une structure stable sur laquelle les éléments de la coque sont par la suite assemblés, la construction d’un langskip commence à l’envers, par la coque. Des planches de chêne ou de pin sont assemblées selon la technique dite du « bordage à clin », c’est-à-dire que chaque planche se superpose légèrement à la planche voisine, à laquelle elle est fixée par des rivets en fer à travers des trous prédécoupés. Ensuite, les membrures, ces pièces de bois semblables aux côtes du squelette humain, sont ajoutées à l’intérieur de la coque et contribuent à rigidifier et solidifier l’ensemble. Le mât est installé, les trous pour les rames sont aménagés, la longueur de chaque rame est adaptée afin qu’elles fendent l’eau selon une ligne droite, le gouvernail est placé à l’arrière du navire, puis le navire est traîné jusqu’à l’eau, prêt à prendre la mer.
Navire d’Oseberg (musée des bateaux vikings, Oslo)
Certains langskip, comme le célèbre navire d’Oseberg, sont par ailleurs décorés de têtes animales et autres gravures. De tels navires, utilisés par des chefs de clan, permettaient certainement de montrer sa puissance et d’intimider les rivaux. Toutefois, la plupart des navires vikings étaient probablement sobres, à l’instar du navire de Gokstad, également conservé à Oslo, et destiné à la guerre.
Outre les langskip, les Vikings utilisaient une variété de bateaux adaptés à des usages spécifiques. Par exemple, il semble qu’ils descendirent certaines rivières d’Europe de l’Est à l’aide de canoës dits « monoxyles », c’est-à-dire taillés d’une seule pièce dans un tronc évidé.
Si les constructeurs de bateaux scandinaves sont bien connus des historiens et du grand public, peu de gens savent que leurs voisins nomades, les Sámis (aussi appelés « Sâmes » ou « Lapons »), étaient eux-mêmes passés maîtres dans cet art. Aujourd’hui encore, les Sámis habitent le Nord de la Scandinavie et sont connus comme le seul peuple indigène d’Europe. Leur héritage nomade, marqué par le chamanisme et l’élevage de renne, les rapproche à bien des égards des Inuits et indigènes de l’Amérique du Nord.
Déjà à l’époque viking, ils sont présents et commercent régulièrement avec les Scandinaves. Leurs navires étaient particulièrement appréciés. Leur fabrication était très proche de celle des Vikings, si ce n’est qu’au lieu d’assembler les planches à l’aide de rivets en métal, les Sámis cousaient les planches les unes aux autres à l’aide de boyaux de rennes. Par exemple, Sigurd 1er, le roi de Norvège qui participa à la « croisade norvégienne » au début du 12e siècle, fit construire deux navires cousus par les Sámis, chacun transportant 24 guerriers. Le résultat fut si admirable que des poèmes chantés à la gloire de ces navires ont été conservés. Dès 1700, les Scandinaves se désintéresseront des navires cousus. Quant aux Sámis, ils continueront à en réaliser jusqu’au début du 20e siècle.
Avoir un navire performant est une chose. Pouvoir l’utiliser en est une autre ! Heureusement, si les Vikings étaient d’habiles charpentiers, leurs talents en matière de navigation n’étaient pas en reste. Il faut ici distinguer deux types de navigation. Certains voyages consistaient à suivre la ligne de côte. Pour ce faire, il semble que les navigateurs réalisaient des cartes mentales complexes à partir de divers points de repères saillants repérés dans l’environnement. A l’inverse, en cas de voyage en pleine mer, les marins devaient avoir recours au soleil et aux étoiles pour se repérer.
Les historiens connaissent depuis longtemps certaines « astuces » utilisées par certains Vikings pour trouver leur chemin. Ainsi, un manuscrit scandinave du 12e siècle racontant la colonisation de l’Islande, le Landnámabók (« Livre de la colonisation »), mentionne le voyage d’un certain « Floki aux corbeaux ». Celui-ci aurait trouvé l’île grâce aux corbeaux qu’il avait embarqués. Une fois libérés en pleine mer, les oiseaux prenaient de la hauteur, cherchaient à repérer la terre et, le cas échéant, se dirigeaient dans sa direction. Floki n’avait plus qu’à les suivre.
Au-delà de ces anecdotes ponctuelles, une question demeure : les Vikings auraient-ils, en outre, utilisé des instruments de navigation ? Les polémiques entre historiens à ce sujet ont débuté en 1948, après la découverte d’un curieux objet dans les ruines d’un convent au Groenland, le disque d’Uunartoq. Il s’agit d’un fragment d’une pièce de bois circulaire bordé d’encoches et percé d’un trou central. L’idée qu’il puisse s’agir d’un cadran solaire de l’ère viking, permettant aux navigateurs de s’orienter, fut vite avancée. Elle ne commença à faire l’unanimité qu’en 2000, après la découverte d’un autre objet similaire à Wolin, en mer Baltique.
Timbre des Îles Féroé illustrant l’utilisation supposée de compas solaires par les Vikings
Les expérimentations faites à partir de reconstitutions de l’objet ont permis de deviner son usage. Le trou central de ces disques devait être surmonté d’une fine tige. A différentes heures de la journée, l’ombre de la tige indiquait différents points du cadran. En les reliant un à un, on obtenait une courbe. On a ainsi montré que la courbe gravée dans le disque de Wolin correspondait à la trajectoire du soleil au mois de juillet et à une latitude de 55° Nord. L’objet aurait donc surtout permis de suivre une trajectoire stable le long d’un parallèle spécifique (c’est-à-dire le long d’un axe Ouest-Est). Le parallèle situé à 55° Nord était particulièrement intéressant, puisqu’il reliait une série de lieux importants pour les Scandinaves de l’âge viking, de l’embouchure de la Tyne en Angleterre à la ville de Smolensk, le long de la Dniepr, en passant par la côte sud de la Baltique.
Un tel instrument devait être jugé très efficace par ses contemporains, puisqu’au 16e siècle encore, le grand savant Olaus Magnus rapporte que les marins nordiques continuaient à l’utiliser, malgré l’arrivée récente des boussoles magnétiques.
Certains textes médiévaux islandais mentionnent également l’utilisation d’une « pierre de soleil » (sólarsteinn). Celle-ci était utilisée par temps couvert afin de repérer la position du soleil dans le ciel. Certaines pierres transparentes, comme le spath d’Islande, ont en effet des propriétés optiques permettant, en tenant la pierre entre le ciel et l’œil, de localiser la source de la lumière. En associant cet outil au cadran solaire, les navigateurs auraient pu s’orienter par tout temps. Cette utilisation de la pierre par les Vikings, largement reconnue par les historiens, n’a toutefois jamais été prouvée de manière conclusive par les sources archéologiques.
Les deux plus beaux spécimens de navires vikings conservés à ce jour, les navires d’Oseberg et de Gokstad, se trouvent au musée des bateaux vikings d’Oslo. Ceux-ci avaient été retrouvés au tournant du 20e siècle, enterrés sous des monticules de terre. Ils faisaient partie des objets accompagnant la sépulture de seigneurs vikings. Au Danemark, le musée de Roskilde s’est spécialisé dans la construction de répliques des navires historiques et les expérimentations diverses, permettant d’acquérir de nouvelles connaissances sur ces navires par la pratique. En Normandie, le musée d’Ornavik a récemment acquis une autre réplique, le Langvin, qui fit la navigation de Fécamp à Caen.
Réplique d’un Drakkar au Musée de Roskilde au Danemark
Toutefois, il existe un héritier plus direct des navires vikings : le « bateau de Nordland ». De conception très similaire à celle des langskip, ils furent utilisés jusque dans les années 1980, notamment pour la mythique pêche à la morue des îles Lofoten. Aujourd’hui, bien qu’ils soient peu utilisés pour la pêche commerciale, les bateaux de Nordland sont encore construits et jouissent d’une grande popularité dans le Nord de la Norvège.
Enfin, le talent des Vikings a tant marqué les Européens que de nombreux termes nautiques sont directement issus de leur langue. Par exemple, le mot « étrave » vient du vieux norrois strafin, tandis que « carlingue » vient de kerling, « quille » de kjǫlr, « écoute » de skant et « hauban » de hǫfudhbenda.
Article rédigé par Anaïd Gouveneaux, guide Grands Espaces et docteur en biologie marine