Christian Kempf
Président Fondateur de Grands Espaces
11 juin
22 juin 2014
À bord du Professeur Khromov, juin 2014
Christian Kempf
Président Fondateur de Grands Espaces
Par Fabrice Genevois
Après une courte halte à Moscou, nous sommes arrivés dans l’île Sakhaline le mardi 10 juin, après un long vol au-dessus de l’immense Russie. Confortablement installés dans notre Airbus, il nous aura fallu moins de 9 heures pour rallier la côte orientale de l’Eurasie. Comment ne pas songer à Ferdinand de Lesseps qui, mandaté par La Pérouse pour donner des nouvelles de son expédition à Louis XVI, effectua le même trajet par voie terrestre… en un peu plus d’un an ! Dans le hall de l’aéroport de Yuzhno-Sakhalinsk, les nombreux visages burinés, pommettes saillantes et yeux en amande, nous rappellent que l’Asie est toute proche. Les bagages tardent à arriver, le ton monte, on s’énerve et on parle fort. Un peu plus loin, un homme vilipende un gamin trop bruyant, ou trop heureux. C’est parfois irritant le bonheur. Content de lui, l’homme ventripotent sourit à une charmante hôtesse de la compagnie Aeroflot. Elle détourne son regard – il est fier de lui – la testostérone, sans doute.
Un trajet de 45 minutes nous conduit au port de Korsakov, à l’extrême Sud de l’île Sakhaline, où nous embarquons à bord du Professor Khromov qui sera notre maison au cours des 12 prochains jours. Le Japon et l’île Hokkaido ne sont qu’à quelques encablures, un peu plus au Sud, par-delà le fameux détroit de La Pérouse…
Le lendemain, un épais brouillard enveloppe l’océan est c’est avec grand peine que nous distinguons la côte de l’île Tuleny, site prévu pour notre première escale. La température de la mer a chuté de 5 degrés depuis hier et nous échappons à présent à l’influence de l’Océan Pacifique. La forte houle interdit malheureusement toute manœuvre en zodiac et c’est depuis le pont de notre bateau que nous observons les Lions de mer de Steller qui arpentent la plage. Certains nagent près de l’étrave et l’on distingue parfois la tête d’une Otarie à fourrure septentrionale émergeant furtivement de l’écume. Des Guillemots de Troïl percent le brouillard de leur vol lourd, impatients de regagner le rivage pour leur rendez-vous amoureux. Autour de nous, les élégantes Mouettes tridactyle semblent danser sur l’eau, se jouant des vagues dans le plus gracieux des ballets. Il est à peine 11h15. Derrière les vitres embuées, je surprends malgré moi la conversation de deux passagers américains dans la capitainerie : « Sais-tu ce qu’il y a au menu ce midi ? ». Songeur, je me souvins alors des vers de Mallarmé :
« La chair est triste, hélas, et j’ai lu tous les livres.
Fuir ! Là-bas fuir ! Je sens que des oiseaux sont ivres
D’être parmi l’écume inconnue et les cieux ! »
La visibilité s’est sensiblement améliorée depuis hier et nous approchons ce matin la côte Nord-Est de l’île Sakhaline, au niveau de la Baie Pil’tun. L’endroit est réputé pour accueillir une petite population de Baleines grises, jadis abondantes en mer d’Okhotsk avant d’être exterminées par la folie des hommes aux grandes heures de l’industrie baleinière. Tant bien que mal, nos zodiacs se frayent un chemin parmi les bancs de sable qui contrarient l’accès à la baie et nous surfons sur les rouleaux d’écume.
Les conditions sont plus calmes dans la lagune, où de nombreuses Sternes des Aléoutiennes nous gratifient de leurs plongeons spectaculaires, en quête de petits crustacés qui abondent dans ces eaux peu profondes. Au loin, quelques Pygargues de Steller se disputent un cadavre de poisson sanguinolent, dans un concert de cris stridents. Il y a là deux adultes et un immature et nous avons tout loisir de les observer à distance. Il s’agit du plus puissant des aigles, l’un des symboles sauvages de l’Extrême-Orient russe… Une petite marche nous conduit ensuite près d’un phare qui domine la baie qui s’étend à perte de vue. La végétation rase est ici dominée par les Pins de Sibérie dont les aiguilles ondulent sous la brise marine.
Le lendemain, le décor est bien différent. Une brume épaisse enveloppe l’océan à notre réveil et il nous est impossible de distinguer la côte des îles Iony. Les nombreux oiseaux qui survolent notre bateau trahissent cependant la présence de ces rochers perdus au milieu de l’océan, à plus de 150 kilomètres de la terre la plus proche. C’est depuis nos zodiacs que nous approchons le rivage de ces îles, peuplées d’une myriade d’oiseaux marins. Il y a là des Guillemots de Brunnich, des Fulmars, des Mouettes tridactyles, mais également une quantité impressionnante d’alcidés en tous genres : Stariques cristatelles, pygmées, minuscules et perroquets.
Sur le rivage accidenté, les Lions de mer de Steller se prélassent sous le regard protecteur des « pachas », énormes mâles qui défendent leurs harems. Pendant près de trois heures, nous longeons les côtes de ce sanctuaire sauvage d’où se dégage l’odeur musquée des lions de mer, sans se lasser du spectacle unique dont nous gratifient les oiseaux indifférents à notre présence…
Au cours de la nuit, nous avons doublé la pointe Nord de l’île Sakhaline, afin de gagner les îles Shantar, situées dans une vaste Baie du continent. C’est sur une longue plage de galets où gisent de nombreux troncs d’arbres déposés par les marées que nous débarquons, afin d’explorer les environs.
Le parfum des Mélèzes embaume la forêt où résonnent les chants des oiseaux et quelques traces indiquent le passage récent d’un ours brun. Dans une petite clairière, une cabane de trappeurs délabrée se dresse au milieu des fougères et ne semble plus occupée depuis plusieurs années.
Nous entreprenons la traversée de la grande vallée glaciaire occupée par une tourbière, afin de gagner les bords d’une rivière où abondent les saumons en été. Perché sur son nid, un Pygargue de Steller nous observe et ne semble nullement intimidé par notre présence. Le lendemain, notre navire pénètre plus profondément dans la Baie « Académie », qui sépare les îles Shantar du continent.
Notre but est d’atteindre la banquise, afin d’observer des phoques et en particulier le célèbre phoque à rubans, typique de la mer d’Okhotsk et de la mer de Béring. Le début de la journée n’est pas très encourageant et un brouillard épais complique nos observations. Mais notre attente est finalement récompensée lorsque la visibilité s’améliore et que les premiers phoques apparaissent à l’horizon. D’abord un, puis deux, puis finalement plusieurs dizaines…
Au total, ce sont plus de 350 phoques à rubans, 400 phoques tachetés, 50 phoques barbus et une dizaine de phoques marbrés qui furent comptés pendant l’après-midi ! Une superbe journée passée dans la banquise autour des îles Shantar…
Situées à quelques encablures du continent, les îles Mal’minskie sont notre destination du jour. Peuplées de milliers d’oiseaux marins, elles résonnent des cris des Mouettes tridactyles et des Guillemots de troïl, accrochés aux vires rocheuses des falaises. Malgré une forte houle, nos zodiacs approchent la côte de ces îles, à la recherche de la « Star » du jour : le fameux Guillemot à lunettes, que l’on trouve presque exclusivement en mer d’Okhotsk. Dans le Pacifique Nord, c’est l’un des oiseaux marins dont la distribution est la plus restreinte et il est logiquement très recherché des ornithologues… Au bout de quelques minutes, nous observons le premier individu posé sur l’eau, puis ce sont des dizaines qui volent autour de nos zodiacs. En ce milieu du mois de juin, les parades nuptiales battent leur plein et les cris flûtés de ces oiseaux sont autant de déclarations d’amour… Un débarquement sur une petite plage nous permet d’observer des Macareux huppés et des Macareux cornus, sous le regard intrigué de quelques phoques dont la tête émerge régulièrement de l’écume.
Le lendemain, c’est un tout autre paysage qui nous attend dans la ville d’Okhotsk, première escale de notre voyage dans une zone « civilisée ». La marée basse complique quelque peu notre approche en zodiac et il faut louvoyer entre les bancs de sable pour atteindre la petite jetée où un sympathique comité d’accueil nous attend. Le fameux « pain de l’amitié » nous est offert dès notre arrivée, rapidement suivi par quelques danses locales. Une petite marche nous conduit ensuite au musée qui expose des collections d’animaux naturalisés, mais surtout des cartes et documents retraçant les fondations de la ville par les cosaques au 17e siècle. De nombreuses illustrations sont également consacrées au passage de la fameuse expédition de Vitus Béring entre 1737 et 1740 : c’est en effet ici que le navigateur danois ordonna la construction de ses deux navires, le Saint Pierre et le Saint Paul, qui allaient appareiller à destination de l’Amérique… Sur la place principale, nous sommes conviés à un spectacle folklorique et goûtons à la cuisine traditionnelle du peuple Even, à base de saumon et de viande de renne. De retour sur le bateau, nous approchons un petit bateau de pêche qui décharge sa cargaison de harengs.
C’est par un temps calme et ensoleillé que nous nous réveillons ce matin, afin de débarquer dans une vaste baie où se jette une rivière tumultueuse, probablement fréquentée par une myriade de saumons en été. Un paysage de toundra s’étend à perte de vue et les tapis de saxifrages en fleur ajoutent une touche colorée à cet endroit apparemment hostile. Le chant des Bruants lapons et des Pipits à gorge rousse résonnent dans l’air humide où exhale le parfum des pins de Sibérie. Nous effectuons une marche à la recherche des ours bruns et quelques traces trahissent rapidement la présence de ces gros carnivores. Après une heure de marche, nous repérons deux ours qui dévalent une pente neigeuse. Apparemment, il s’agit d’un conflit entre deux mâles et les belligérants sont tellement occupés à en découdre qu’ils n’ont pas relevé notre présence… C’est en toute quiétude que nous les observons à distance respectable, distraits de temps à autre un Pygargue de Steller survolant la baie…
Une partie de l’après-midi est consacrée à la navigation vers les îles Yamskie, que nous atteignons vers 15h00. Les zodiacs sont mis à l’eau et nous partons explorer ces îles riches en oiseaux marins. Les Lions de mer de Steller nous gratifient d’un spectacle unique dans l’eau, en s’approchant régulièrement de nos embarcations, pour le plus grand bonheur des photographes… Après une courte pause sur notre bateau, nous partons à nouveau en zodiac afin d’assister au spectacle extraordinaire du retour à terre de millions de stariques, dont le vol évoque des essaims d’abeilles tournoyant au-dessus de l’eau. Nous observons cette scène unique jusqu’à la tombée du jour, gratifiés d’un coucher de soleil spectaculaire sur la mer d’Okhotsk…
Deuxième jour de beau temps ! Au cours de la nuit, nous avons navigué vers l’Ouest et nous arrivons ce matin devant la Baie Astronomie, ultime débarquement de notre voyage. Les zodiacs naviguent prudemment dans la baie parsemée de rochers qui affleurent des eaux peu profondes. Au loin, une mère ours et ses deux petits courent sur une crête, apparemment effarouchés par notre intrusion subite dans ce lieu paisible. Nous débarquons dans une petite crique pour une petite promenade dans la toundra et pénétrons dans une forêt de mélèzes, afin d’approcher un nid de Pygargue de Steller. L’oiseau couve paisiblement ses œufs et ne semble accorder aucune importance à notre présence. Au loin, le chant d’un Coucou oriental résonne dans la taïga…
Nous arrivons ce matin au port de Magadan où nous quittons notre navire, après une expérience inoubliable en mer d’Okhotsk. Un minibus nous conduit au centre-ville, à destination de notre hôtel. Au cours de ce voyage, nous avons parcouru 3500 kilomètres en mer d’Okhotsk et de superbes images resteront sans doute ancrées dans nos mémoires…