Serge Guiraud
Anthropologie visuelle
2 juillet
16 juillet 2024
Serge Guiraud
Anthropologie visuelle
La ville de Manaus, au cœur de l’Amazonie brésilienne, conserve son aura légendaire même après l’extinction du boom du caoutchouc il y a plus d’un siècle. À l’apogée de la fièvre de l’or mou, Manaus était une métropole florissante, propulsée par l’exploitation de cette précieuse ressource dans les profondeurs de l’Amazonie. La demande mondiale pour le caoutchouc naturel, utilisé principalement dans la fabrication des premiers pneumatiques pour vélos et automobiles, ainsi que dans divers produits industriels, a propulsé Manaus, aux côtés de Belém, au rang de plaque tournante économique. Cette ère a été marquée par une expansion économique et une prospérité sans précédent.
L’héritage du boom du caoutchouc se ressent encore aujourd’hui dans l’architecture imposante de la ville. Le Teatro Amazonas, ce célèbre opéra inauguré en 1896, demeure le joyau néoclassique de Manaus, symbole de sa richesse et de son développement. Ce théâtre, inspiré de l’opéra Garnier, abrite plus de 250 représentations chaque année, perpétuant ainsi la tradition culturelle et artistique qui a prospéré dans cette cité autrefois effervescente.
Notre première journée nous a conduits à explorer les merveilles naturelles de la région. Après avoir contemplé le phénomène fascinant de la rencontre des eaux, où les eaux noires du Rio Negro rencontrent les eaux limoneuses du Solimões sans se mélanger immédiatement, nous avons entrepris une exploration de la faune à Janauacá. Le long des rives du Solimões, nous avons été témoins d’un spectacle extraordinaire offert par la faune locale. Singes espiègles, paresseux tranquilles et une variété éblouissante d’oiseaux ont offert aux photographes des poses gracieuses et captivantes.
À bord de la Jangada, le voyage promet d’être une immersion enrichissante dans les mystères et la beauté de l’Amazonie.
Le réveil a sonné aux aurores pour nous ce matin, afin de capturer les premières lueurs de la forêt en éveil. C’est à ce moment précieux de la journée que la faune amazonienne se montre le plus active. Nous avons été accueillis par des paresseux somnolents et des singes écureuils agiles, témoins silencieux de notre passage.
Vers 9 heures, Zé, notre pilote expérimenté, a repéré avec une précision étonnante un coendou dans les hauteurs de la canopée. Ce petit mammifère, doté d’une queue préhensile, est une sorte de porc-épic. Observer un tel spécimen est un privilège rare, car il préfère habituellement se dissimuler dans l’ombre de la nuit.
Notre escale suivante nous a menés à Anamã, une ville singulière qui connaît une submersion périodique pendant plusieurs mois de l’année. Les habitants, accoutumés à vivre dans un environnement amphibie, doivent s’adapter en modifiant leurs modes de vie : les déplacements se font en canot à travers les rues liquides de la cité. Cependant, cette année est une exception notable. Anamã se retrouve étrangement épargnée par les eaux, le niveau du fleuve Amazone étant inférieur de quatre mètres par rapport à une année normale.
Cette étrange sécheresse rappelle la terrible sécheresse de l’an dernier, dont les conséquences se font encore ressentir. Les prévisions sombres laissent présager une saison sèche 2024 encore plus dévastatrice. Les impacts écologiques et sociaux s’annoncent profonds : des milliers de tonnes de poissons risquent de périr et des communautés entières pourraient se retrouver isolées. La fragilité de cet équilibre naturel dans l’Amazonie nous rappelle avec force la dépendance des humains à l’égard de ce vaste écosystème.
Ce matin, notre expédition avait pour but de découvrir le mystérieux kamichi cornu, une créature emblématique des vastes étendues inondées de l’Amazonie. Pesant entre 3 et 5 kg, cet oiseau se fond dans les herbes hautes des zones aquatiques. Son plumage noir lustré contraste magnifiquement avec ses ailes et sa queue blanches, mais c’est sa plume unique sur le sommet de la tête qui lui donne l’apparence d’une licorne amazonienne.
Nous avons eu la chance d’observer plusieurs couples de ces créatures majestueuses, souvent postés sur le haut d’un arbre à monter la garde. Le kamichi cornu se nourrit de plantes aquatiques, de feuilles, de fruits et parfois de graines qu’il trouve le long des rives paisibles des cours d’eau. Leurs nids imposants, construits avec des branches et de la végétation au-dessus des eaux calmes, témoignent de leur vie familiale dévouée, où les deux parents se partagent l’incubation des œufs et le soin des jeunes.
Parmi les autres habitants ailés de cette région, le milan des marais, ou Rostrhamus sociabilis, se distingue par sa présence gracieuse le long des cours d’eau et des marécages. Reconnaissable à son plumage gris-ardoise et à ses yeux rouge foncé, il plane avec élégance à la recherche de petits gastéropodes, incarnant ainsi la diversité et la beauté de l’Amazonie.
Raphaël, notre chef d’expédition, nous convie à une marche en forêt. Marcher sur le sol ferme nous procure un plaisir indéniable. Les parfums boisés et les sons de la nature, avec les insectes et les oiseaux, sont un contraste bienvenu avec le vrombissement du moteur de la Jangada. À quelques coups de rame de Coari se trouve la communauté de Vila Lira, dont le développement rapide a été impulsé par l’exploitation d’un gisement de gaz.
Notre randonnée commence par un hommage respectueux au samauma, colosse parmi les arbres, qui semble soutenir le ciel. Dans ce paysage façonné par l’homme, Raphaël nous introduit aux vertus de quelques plantes médicinales. Aux côtés de João, le local de l’étape, nous apprenons les techniques de collecte des baies d’açaï, fruit du palmier pinot désormais apprécié à travers le monde.
Notre piste nous mène ensuite à une humble cabane en bois couverte de feuilles de palmier, où le manioc est transformé pour en extraire le cyanure. Ces tubercules sont devenus l’aliment de base des populations locales, avec une variété étonnante de plus d’une centaine d’espèces.
Tefé, ville d’Amazonie animée en semaine, connaît un rythme plus paisible en ce dimanche de début de vacances. Les rideaux des boutiques du centre-ville restent baissés, laissant place au marché municipal qui dévoile les trésors des forêts amazoniennes. Divisé en plusieurs secteurs, le bâtiment offre une variété de produits locaux tels que les huiles aux vertus thérapeutiques, le manioc, les fruits et légumes, et l’açaï. Pour les amateurs de poisson, une rue étroite adjacente au marché propose une sélection de poissons frais, avec le tambaqui, le pirarucu et l’arowana en tête de liste.
L’après-midi, la Jangada nous emmène à Mamirauá, une réserve naturelle classée Réserve de biosphère par l’UNESCO. Cette merveille de biodiversité, traversée par la rivière Japura, s’étend sur environ 11 000 km² et abrite une variété impressionnante d’espèces animales et végétales, certaines étant endémiques. Les forêts inondées et les canaux navigables de Mamirauá offrent un spectacle unique où l’on peut observer des dauphins roses, des caïmans noirs et des ouakaris. Les communautés riveraines jouent un rôle clé dans la conservation de cet écosystème fragile en développant des activités économiques durables telles que la pêche et l’écotourisme.
Le soir venu, nous partons pour une expédition nocturne afin d’observer la faune. Nous avons eu la chance d’apercevoir l’ibijau, un oiseau de la famille des engoulevents, ainsi que des caïmans noirs qui peuvent dépasser les six mètres.
Nous entrons dans nos canots en aluminium pour une excursion captivante à travers l’igapo, la forêt inondée de l’Amazonie. Notre but est d’observer les ouakaris, ces singes endémiques à la région, qui résident haut dans la canopée et s’aventurent au lever du jour à la recherche de leur nourriture. Malheureusement, une pluie persistante accompagne notre périple, rendant la recherche de ces primates particulièrement ardue.
Pendant trois heures, nos guides locaux naviguent habilement à travers un dédale de troncs et de lianes, avançant à la force des bras. La diminution du niveau de l’eau complique encore notre progression. Nous suivons d’abord un igarapé, espérant voir les ouakaris se percher au sommet des arbres pour sécher leur fourrure au soleil. Nous continuons notre quête, pénétrant plus profondément dans le sous-bois inondé, toujours sans succès. Nos guides restent vigilants, à l’affût du moindre signe trahissant la présence de ces singes à la tête écarlate.
Malheureusement, nos efforts restent vains.
Dans l’Amazonie sauvage, il est essentiel de respecter le rythme et la discrétion des animaux qui y vivent. Chaque jour dans cette région apporte son lot de défis et d’enseignements, rappelant la complexité et la beauté de la vie sauvage amazonienne.
Notre matinée débute avec la promesse excitante de la pêche aux piranhas. Zé, notre habile pilote de canot, jette adroitement son fil dans les eaux sombres, capturant rapidement un piracatinga. Ce poisson-chat, tristement célèbre pour son exploitation massive et son impact sur les dauphins roses, est une réalité complexe de l’Amazonie.
Après cette activité, nous nous aventurons à travers une brèche dans les hautes herbes menant à un lac où des milliers d’aigrettes, grandes et neigeuses, ainsi que des cormorans, se concentrent. À l’approche de notre canot à moteur, les oiseaux prennent leur envol dans une explosion de mouvements gracieux. C’est un spectacle saisissant : les aigrettes, au vol fluide, peuplent le ciel et semblent transformer l’atmosphère en une tempête de flocons. C’est comme si la neige tombait sur l’Amazonie.
L’après-midi nous conduit vers une île sur le Solimões, où se sont établis des colonies de becs-en-ciseaux, de sternes et de balbuzards. Malheureusement, la faible profondeur des eaux nous empêche de débarquer une fois de plus, laissant une impression de frustration alors que nous observons ces oiseaux majestueux depuis notre embarcation.
Dans le vibrant port de Jutai, une scène animée captive notre attention. Trois énormes récréios, ces embarcations traditionnelles qui sillonnent l’Amazone, sont amarrés au pied d’une rampe escarpée. L’une d’entre elles, prête à larguer les amarres en direction de Tefé, se prépare activement. Les derniers passagers montent à bord pendant que les hommes s’affairent à charger les marchandises à la hâte. Soudain, quatre individus soulèvent une moto à bord, ajoutant une note d’agitation à cet instant.
Pourtant, derrière cette animation frénétique, Jutai semble avoir perdu de sa vitalité économique. Depuis les récentes opérations de la police fédérale contre les chercheurs d’or, l’argent ne circule plus aussi librement dans la ville. De nombreuses barges qui dragent la rivière Jutai ont été saisies ou réduites en cendres lors de ces interventions.
L’après-midi se transforme en une exploration tranquille de la faune locale. Les saïmiris espiègles nous divertissent tandis que les alouates se livrent à de joyeux jeux de cache-cache.
Un superbe bradypus mâle, reconnaissable à sa tache orangée sur le dos, savoure les derniers rayons de soleil. Le paresseux, célèbre pour sa température corporelle extrêmement basse, oscillant entre 22° et un maximum de 32°, explique en partie sa lenteur légendaire.
L’excursion vers le village de Betania suscite une grande attente parmi les passagers de la Jangada. C’est notre première rencontre avec une communauté indigène, les Ticuna, la plus peuplée de l’Amazonie brésilienne avec environ 60 000 membres. Autrefois réputés pour être de redoutables guerriers, les Ticuna sont aujourd’hui des pêcheurs paisibles.
Leur société est organisée autour du système des moitiés exogames, divisant les membres en deux clans : celui des oiseaux et celui des plantes, chacun comportant plusieurs sous-clans. Un mariage doit obligatoirement unir un membre d’un clan à une personne de l’autre.
Les Ticuna sont célèbres pour leur rituel de passage à l’âge adulte des jeunes filles. À l’arrivée des premières règles, la jeune fille est placée en réclusion, éloignée de la société pendant environ un mois. Le jour de sa libération, une cérémonie spectaculaire se déroule où de nombreuses entités surnaturelles sont représentées par des masques. Au centre de la maison cérémonielle, la jeune fille est entourée de parents proches et éloignés qui lui arrachent les cheveux dans un acte douloureux mais symbolique.
Pour notre groupe, une reconstitution de cette cérémonie a été organisée. Les danses, les masques et la musique ont recréé l’atmosphère avec une précision impressionnante, bien que la jeune fille ne subisse pas réellement le supplice de l’arrachage des cheveux.
Après la cérémonie, un repas nous a été servi dans la maison communautaire. Au menu, poissons et caïman, offrant un aperçu de la cuisine locale et de la générosité des Ticuna à partager leur culture avec les visiteurs.
Nous naviguons vers Tabatinga, notre ultime halte dans cette croisière.
Des bancs de sable émergent sporadiquement le long du Solimões. Du poste de pilotage, la sonde indique laborieusement sept mètres de profondeur là où dix mètres sont normalement attendus. C’est l’occasion parfaite pour instruire nos passagers sur la dynamique complexe de cet immense fleuve amazonien, en perpétuelle métamorphose. Les eaux du fleuve Amazone, dévalant des hauteurs des Andes, charrient avec elles un mélange de sédiments, principalement de l’argile et des matières organiques. Les nombreux cours d’eau et affluents rejoignant le Solimões apportent également leur lot de sédiments, contribuant ainsi à la turbidité de ses eaux.
De plus, la forêt amazonienne elle-même participe activement à ce processus dynamique. Son intense cycle de décomposition des matières organiques, que ce soient feuilles, branches ou végétaux tombés à l’eau, libère continuellement des particules et des substances organiques, conférant à ces eaux leur teinte café au lait. Ce mariage complexe de forces naturelles – érosion des sols, transport sédimentaire et décomposition organique – redéfinit constamment les paysages du Solimões. Pourtant, il est crucial de souligner à nos visiteurs que cette turbidité ne signifie nullement une pollution des eaux. Bien au contraire, les eaux du fleuve Amazone regorgent de nutriments essentiels à une riche biodiversité, témoignant de la richesse biologique exceptionnelle de cet écosystème unique au monde.
Au terme d’une traversée captivante à bord de la jangada, notre périple touche à sa fin à Tabatinga, la frontière brésilienne qui s’ouvre sur la Colombie et le Pérou. Mais avant, une halte à Benjamin Constant est au programme avant notre rencontre tant attendue avec les Matis et les Marubo, deux communautés indigènes localisées dans la Vallée du Javari. Cette région reculée est réputée abriter la concentration la plus impressionnante de groupes humains isolés, ayant peu ou pas de contacts avec le monde extérieur.
Notre premier contact s’installe dans un campement de chasse des Matis, une ethnie autrefois au bord de l’extinction après avoir été décimée par les maladies des néo-colons blancs. Aujourd’hui, leur population a connu une résurgence, atteignant 529 âmes. Cependant, les menaces persistent, émanant des exploitants forestiers, des pêcheurs et des trafiquants de drogue qui rôdent clandestinement dans ces vastes étendues.
Les ornements corporels revêtent ici une importance capitale, façonnant un rituel complexe que les anthropologues nomment la « fabrication des corps ». Pour les Matis, un corps paré d’ornements humanise la personne et la rend visible. À l’inverse, un corps dépourvu d’ornements correspond à un acte antisocial et contribue à rendre la personne invisible. Ainsi, en plus de l’utilisation du roucou sur le visage et sur le corps, les Matis fixent dans leurs joues deux éclats de bambou et des petits bâtonnets dans les narines qui font penser aux vibrisses d’un félin.
Une marche dans le sous-bois d’une forêt nous guide ensuite vers un village Marubo. Cette ethnie compte 2000 personnes. Ici, les ornements se manifestent sous forme de couronnes, colliers et bracelets façonnés à partir de carapaces de gastéropodes et de noix de coco.
Accueillis par le son du tambour à fente, nous sommes conviés à partager du rapé et à boire une tasse d’ayahuasca, substances rituelles consommées par leurs chamans.
En fin d’après-midi, nous franchissons la frontière colombienne vers Leticia, où chaque soir, des milliers d’oiseaux convergent en un spectacle époustouflant, transformant les arbres de la place principale en un dortoir bruyant et chaotique. Cette chorégraphie naturelle résonne comme une symphonie jouée depuis les premiers matins du monde. À la fin du dîner, Valentin, notre photographe/reporter envoyé par Grands Espaces pour documenter cette aventure, partage ses meilleures photographies qui rappellent à tous la formidable expérience que nous avons vécue en Amazonie.
Lors de la visite de Leticia, capitale du département d’Amazonas en Colombie, nous sommes accueillis par une atmosphère vibrante et colorée.
La ville est décorée aux couleurs de la sélection masculine de football. Dans quelques heures, elle affrontera en finale de la Coupe d’Amérique son homologue argentin. La soirée promet d’être animée. Au cœur de cette effervescence, le marché de Leticia se dresse comme un carrefour culturel où les habitants, qu’ils soient indigènes, métis ou immigrants, se rassemblent pour échanger bien plus que des produits locaux. C’est un lieu où les traditions et les histoires se mêlent, où le passé et le présent de l’Amazonie trouvent leur expression à travers ses habitants et ses marchandises.
L’après-midi, nous avons rejoint l’autre rive du fleuve pour nous rendre sur l’île de Santa Rosa, appartenant au Pérou, où nous avons été accueillis par les répétitions d’un orchestre de la marine péruvienne en préparation des festivités de l’indépendance nationale à venir (28 juillet). Nous avons eu l’opportunité de savourer un pisco sour, la boisson nationale, nous a permis d’apprécier l’hospitalité péruvienne.
En faisant le bilan de notre croisière, chaque passager a exprimé ses impressions, unanimement positives. Comment ne pas succomber à l’appel de la forêt dans cette région d’une beauté sauvage et captivante ?
Suivez nos voyages en cours, grâce aux carnets de voyages rédigés par nos guides.
Messages
Il faudrait mettre plus de photos pour permettre de valoriser encore plus cette Croisiere qui est formidable