Serge Guiraud
Anthropologie visuelle
17 juillet
31 juillet 2022
Serge Guiraud
Anthropologie visuelle
La ville de Leticia se prépare à commémorer la fête nationale de la Colombie. Dans les rues, l’animation laisse présager de grandes festivités. Aux quatre coins de la ville des orchestres répètent des musiques martiales que seule la pluie de fin d’après-midi réussira à interrompre. De grandes files de véhicules se forment aux approches des stations services. Le prix du carburant colombien se situe en dessous de la moitié que celui des stations services brésiliennes. De plus, la menace de pénurie par manque de ravitaillement incite les conducteurs de voitures, motos et tuk tuk à faire le plein.
Les nouveaux passagers souhaitent changer des euros ou des francs suisses en real, la monnaie brésilienne. Et bien, le taux de change est bien plus avantageux coté colombien qu’au Brésil. Autant en profiter. Nous ne pouvons pas priver les passagers du spectacle offert par les millions d’oiseaux qui viennent prendre d’assaut les arbres des jardins public pour passer la nuit. Un arrêt s’impose donc sur la place avant de rejoindre la Jangada.
La vallée du Javari est l’un des endroits du monde où la concentration de groupes humains isolés non encore contactés est la plus importante. Les Matis et les Marubo que nous rencontrons ce matin sont localisés dans cette région de l’Amazonie occidentale brésilienne. Quelques-uns de leurs membres ont choisi de vivre proche de la ville d’Atalia do Norte. Toutefois, ils conservent leurs organisations sociales comme nous l’avons constaté dans la maison traditionnelle marubo. Dans cette société, le mariage préférentiel est entre cousin croisés. La polygynie est autorisée notamment avec la sœur de l’épouse. A l’intérieur de la grande habitation, l’espace domestique est divisé entre les hommes et les femmes. Les premiers occupent un espace proche d’une porte alors que les femmes empruntent une autre entrée située à l’opposée. Elles et leurs enfants se concentrent au centre et sur les côtés de la maison. Le mobilier, réduit à sa plus simple expression, se limite à des hamacs et quelques bancs en bois.
De l’artisanat est proposé à la vente. Des ornements corporels autrefois en éclats de coquilles de gastéropodes sont remplacés par du plastique. Cela prouve qu’une société n’est jamais figée et qu’elle est capable se réinventer.
La population amérindienne du Brésil est estimée à moins d’un million de personnes. Un effectif en constante augmentation. De nombreuses ethnies sont en relation permanente avec les non-indiens ce qui n’empêche pas le maintien d’une culture singulière. C’est le cas des Ticuna localisés le long du Solimoes et de quelques-uns de ses affluents. Malgré 400 ans de contacts, les Ticuna ont conservé le bien le plus précieux : la langue. Dans le village de Campo Alegre qui nous accueille ce matin, il n’y a pas une personne ticuna qui ne parle pas la langue maternelle. Pourtant à première vue, cette agglomération de 5000 âmes ressemble à tous les autres villages croisés sur notre chemin. Tous laissent à penser que le mode de vie amérindienne s’est dilué. Et bien, on se met le doigt dans l’œil. Certes, les habitations, l’alimentation, l’usage de téléphones portables, etc, sont adoptés depuis longtemps. Or, l’appartenance à une moitié (société divisée en clans et sous-clans) est toujours la règle sociale qui oblige par exemple une personne de se marier à avec un partenaire affiliée à l’autre moitié.
Après une visite du village, une surprise nous attend derrière le marché. Quelques personnes ont revêtu des vêtements en liber et des masques pour nous offrir une performance culturelle.
La pluie torrentielle de l’après-midi oblige à annuler la sortie d’observation de la faune / flore. Manaus est encore loin, il y aura d’autres opportunités.
La piste qui mène jusqu’à la maloca des Ticuna est défoncée et recouverte en partie sous les eaux. Il faut plus de trente minutes pour l’atteindre à condition de ne pas rester les pieds embourbés dans la vase. Au bout du chemin, la récompense. En effet, nous avons avoir l’honneur d’assister à une partie du rituel de la « fille pubère » que les Ticuna nomment Worecu. Dans cette société, une fille qui a ses premières règles entre en réclusion pour une durée de plusieurs semaines. Les Amérindiens prétendent que cet isolement est une transformation ou une renaissance analogue à celle de la métamorphose de la chrysalide en papillon. Le rite a pour fonction de réactualiser le passé et joue également un rôle de reproduction sociale. En plus d’être un rite de passage, la fête de la jeune fille est un rite de la fertilité. La jeune fille est la cible d’entités surnaturelles masquées qui désirent la capturer pour avoir une relation avec elle. Cette mise en scène se déroule normalement durant trois jours avec des chorégraphies spécifiques. Le moment culminant est atteint lorsque les entités masquées prennent d’assaut l’enclos de la jeune fille. Tout semble indiquer un désordre social. L’ordre est rétabli quand la jeune fille aura eu la totalité de sa chevelure arrachée par tous les participants. Cet acte douloureux symbolise ainsi la reproduction de vie sociale ticuna. Très peu de personnes non Ticuna ont eu le privilège d’être invitées à cette cérémonie. Ce privilège nous permet de constater la complexité d’une société amérindienne d’Amazonie.
L’économie de la ville de Jutai est axée essentiellement sur l’activité aurifère et la pêche. Des barges d’orpaillage stationnées aux abords de l’agglomération prouvent que l’extraction de l’or est d’une part importante et d’autre part légale. La prospection s’effectue plus à amont sur la rivière Jutai. Ces monstres d’acier fonctionnent 24h sur 24. Un bras brague le lit du cours d’eau sous la surveillance d’un garimpeiro qui passe six heures dans les profondeurs avant d’être relayé par un collègue. A la surface, des employés se chargent de contrôler un énorme toboggan sur lequel transite pierres, terre et le précieux métal. L’or plus lourd se dépose sur un tapis.
Vu le nombre de dépôts de poissons le long des « quais » de Jutai, la région semble être riche en produits halieutiques. C’est ici que les pêcheurs vendent leurs pêches à des intermédiaires qui à leurs tours les envoient à destination de Manaus et de la Colombie. Les frigos regorgent de poissons de toutes tailles. Un revendeur ouvre sa chambre froide pour nous présenter cinq pirarucus de grande taille. Il s’empresse de préciser que ces poissons proviennent de zones autorisées à la pêche. La loi autorise le prélèvement de ces poissons qu’à une certaine période l’année et uniquement à des spécimens dépassant 1,50 m.
Six heures, un rapide petit-déjeuner avant d’embarquer dans les annexes. Nous naviguons le long des rives du Solimoes pour écouter la forêt qui s’éveille. Ce qui attire particulièrement mon attention est l’importante concentration de grands cassiques huppés. Je n’en avais jamais vu autant. Plus loin, sur un lac, nous observons des milliers d’aigrettes qui profitent de la baisse du niveau de l’eau pour pêcher. La scène semble jouer la naissance des premiers matins du monde.
Un retour à bord pour prendre un vrai petit-déjeuner, puis nouveau départ pour une partie de pêche aux piranhas. Aussi étrange que cela puisse paraître, nous ne pêcherons aucun de ces poissons aux dents aiguisées. En revanche, Françoise sortira de l’eau un magnifique surubim de plus de 50 centimètres.
L’après-midi est consacrée à l’observation de la faune. Les saïmiris sont toujours aussi nombreux le long des berges. Le faucon rieur et la carouge loriot s’inscrivent sur la longue liste des espèces d’oiseaux observées.
L’exploration de la réserve de Mamiraua est l’un des points culminants de notre croisière. Cette portion d’Amazonie, démarquée en 1996 en réserve, a pour objectif de préserver l’un des primates les plus étranges de la planète des singes : le ouakari chauve. Pour l’observer il faut compter sur les connaissances des guides locaux et sur beaucoup de chance. Partir tôt le matin est l’une des conditions pour espérer observer le singe en activité. A bord de canots, nous pénétrons une forêt de varzéa (forêt inondée périodiquement). Les embarcations slaloment entre les troncs immergés. Le silence absolu est demandé. Enfin, une première bande de ouakaris apparaît furtivement. Il y a une femelle avec son petit sur le dos et un magnifique mâle avec sa tête d’un rouge écarlate. Seules les premières embarcations auront la chance d’assister à la scène. Quelques minutes plus tard, nous retrouvons le mâle assis sur une branche. Il semble à son tour nous observer. Je ne sais pas si sa curiosité n’est pas satisfaite, mais le singe ne bouge pas ou très peu. Il nous accorde suffisamment de temps pour découvrir son visage vermillon et sa longue fourrure blanche. Les guides nous disent que ses longs poils servent, entres autres, de « parachute » lors de sauts. Ils permettent en quelque sorte à l’animal de planer.
Observer ces singes dans leur milieu naturel a été un privilège rare. L’Amazonie réserve encore bien des surprises qui restent encore à découvrir. Cela dépend que de nous.
Un survol de la confluence de la rivière Téfé avec le Solimoes révèle une scène assez banale en Amazonie : le mariage difficile entre les eaux blanches et les eaux noires. Sur quelques kilomètres les eaux ne se mélangent pas. Des images captées par un drone montrent qu’une partie du cours d’eau parait tapissé de paillettes d’or. Illusions.
L’après-midi, nous partons à la découverte de nouveaux lacs et canaux qui flanquent le Solimoes. La chaleur en cette fin de journée est trop lourde pour espérer voir des animaux. Toutefois, aras macaos, toucans et autres passereaux ainsi que quelques singes hurleurs sont au rendez-vous. Ce qui retient l’attention est la beauté des paysages. La nature nous offre ce qu’elle a de plus sauvage. Le soleil qui décline embrase le houppier. On serait presque gênait d’avoir osé rompre le silence de la forêt. Je ne peux m’empêcher de penser aux premiers explorateurs qui découvrirent cette région. L’inconnue et la luxuriance de la végétation ont certainement fertilisé leurs imaginations à un tel degré qu’ils seront incapables de discerner le vrai du faux.
Se retrouver près d’un arbre majestueux procure des sensations agréables. S’incliner aux pieds d’un samauma c’est faire preuve humilité. L’arbre géant d’Amazonie domine la canopée. Ses ramifications sont de solides piliers qui semblent soutenir le plancher du ciel. Le samauna de la communauté de Vila Lira fait office de totem. Telle une sentinelle, il monte la garde.
Après une petite navigation à la rame sous le houppier, nous arrivons dans une plantation de palmiers pinot. Raphaël et une guide local grimpent à la force des bras jusqu’au haut du stipe pour décrocher une grappe d’açai. Ses petites baies, richement dotés en diverses vitamines sont une véritable aubaine pour les populations locales qui se régalent de son jus et le vendent à bon prix.
Le sentier qui longe des collines traverse une forêt où les noyers du Brésil se rencontrent en quantité. Ces arbres sont protégés depuis cinquante ans. Au bout du chemin, des hommes rentrent avec des hottes chargées de manioc. Ils attendent du renfort avant de débuter le traitement des tubercules. Dans le nord du Brésil, le manioc est omniprésent. Il se consomme à tous les repas.
Lors de notre premier passage sur le rio Padajos, nous avions effectué un arrêt dans une école isolée appartenant à la commune de Tamandaré. Nous avions fait la promesse au professeur de revenir avec des fournitures scolaires. Promesse tenue. Grâce à la participation de quelques passagers de la croisière précédente et de celle-ci, nous avons livré près d’une centaine de cahiers, des stylos, des crayons de couleurs et autres matériels comme des ballons de football. Le visage des enfants montre une joie qui fait plaisir à voir. Cet établissement ne bénéficie pas de tout le soutien pour remplir pleinement sa fonction. Il faut compter sur le dévouement de l’unique instituteur et de sa femme chargée de faire la cuisine pour une cinquantaine d’élèves. Ces deux personnes passent 10 mois de l’année dans l’école, dormant dans une étroite pièce. Ils rentrent chez eux uniquement pour les grandes vacances de janvier/février. Notre petite contribution a été récompensée en retour par les sourires des enfants. Et cela n’a pas de prix.
Il y a moins de 30 jours, la petite ville d’Anamã était engloutie sous les eaux. Lors de notre second passage, les eaux ont quitté les rues du centre ville. La baisse des eaux va se poursuivre jusqu’à assécher la périphérie de l’agglomération. Les marques sur les murs, pilotis et autres bâtiments indiquent qu’au maximum de la crue, la hauteur des eaux était de plus d’un mètre par rapport au niveau actuel. L’activité économique ne semblait pas perturber par ce phénomène naturel qui se répète chaque année avec plus ou moins de force. D’ailleurs la population d’Anamã s’est inspirée d’anciennes cultures amérindiennes dont les habitations montées sur pilotis amérindiens étaient parfaitement adaptées à une vie amphibie.
Un célèbre magazine français a récemment publié un article sur Anamã, ville unique en Amazonie. Cette soudaine publicité ne devrait pas changer le quotidien des habitants car la ville est difficile d’accès. Dans quelques mois, les pluies gonfleront l’Amazone et ses affluents et les eaux immuables envahiront les rues d’Anamã.
Dernier jour d’observation de la faune et flore. Demain retour à Manaus pour le débarquement. La concentration de population le long des rives du fleuve et des rivières est un indice qui indique la proximité de la capitale de l’Amazonas. Néanmoins, cela n’empêche nullement les animaux d’évoluer dans une nature d’eau et d’arbres. Wilson, surnommé œil de lynx, n’a pas son pareil pour dénicher en plein jour un grand ibijau. L’oiseau qui a choisit de vivre la nuit, passe la journée à roupiller sur une branche. Son mimétisme avec son support est un camouflage idéal pour éviter d’être la victime d’un prédateur. Les brésiliens l’ont baptisé « mae da lua » la « mère de la lune », un jolie nom pour un oiseau qui a le plus souvent la tête dirigée vers les étoiles. A quelques mètres, un paresseux planqué dans le feuillage d’un palmier, puis un autre, puis un autre, puis un autre. Quatre xénarthres dans un si petit périmètre. Quelle chance. Un toucan toco se pose sur la cime d’un grand arbre. La lumière parfaite offre une cible pour les photographes. Enfin, un sicale à béret mâle, magnifique petit oiseau aux allures de canari, marque une pose sur l’avant d’un canot.
En fin d’après-midi, nous allons saluer une dernière fois le soleil qui se couche. Des centaines de milliers de cormorans et de grandes aigrettes nous offre un dernier spectacle grandeur nature. L’expérience amazonienne est sur le point de s’achever. Elle nous permit de constater que dans cette immense région des basses terres sud-américaines c’est la nature qui dicte sa loi.
Suivez nos voyages en cours, grâce aux carnets de voyages rédigés par nos guides.
Messages
Voyage des 3 frontières:du 3 au 17 juillet 2022 ;Très bonne ambiance
durant ce voyage,Les guides,
l’équipage et l’ensemble des passagés ont formés une vrai équipe.Ce qui m’a le plus surpris c’est cette immensité d’eau,pour le reste allez -z’y,vous ne regretterez pas
Voyage les 3 frontière du 17 au 31 juillet2022 . Voyage juste extraordinaire par tout ce que nous avons vu et appris et aussi et surtout par l’excellence de nos trois guides ainsi que par tout l’équipage de la JANGADA
A la question : « l’Amazonie qu’est-ce que c’est pour vous ? », nous aurions tendance à répondre « de l’eau, des arbres, des incendies, du soja… ».
Après quinze jours passés là-bas la réponse est tout autre. Outre la faune et la flore (plus de 300 milliards d’arbres quand même !), il y a du monde et la densité des découvertes est époustouflante. Voyage très dense.
Navigation tout confort avec un équipage aux petits soins et toujours souriants. Découverte grâce à trois guides complémentaires.
Merci à Raphaël pour ses compérences, son humour et son sourire. Merci à Serge pour son expérience et ses connaissances des peuples de la région. Merci à Wilson, alias « oeil de lynx » pour avoir su nous montrer ce que nous aurions jamas vu.
Voyage à recommander.