Serge Guiraud
Anthropologie visuelle
4 juin
17 juin 2022
Serge Guiraud
Anthropologie visuelle
Le premier jour de la croisière est consacré à la visite du musée du caoutchouc qui offre une image de ce que pouvait être la vie des saigneurs d’hévéas et de leurs patrons. Le contraste est saisissant. L’économie du Brésil a été longtemps basée sur ce duo : patrons/ouvriers esclaves. Faut-il rappeler que le Brésil est le dernier pays à avoir aboli l’esclavage en 1888 ? Depuis cette date, les conditions de beaucoup de travailleurs n’ont guère évolué.La deuxième rencontre, nous conduit dans une aldeia amérindienne (village) réunissant plusieurs ethnies : Tukana, Desana, Makuna, Tuyuca. Ces populations indigènes ont choisi de quitter le haut Rio Negro pour s’installer à proximité de Manaus. L’activité principale est de recevoir des visiteurs pour présenter quelques performances culturelles. Les chorégraphies, sorties du contexte cérémoniel, permettent toutefois de découvrir des instruments à vent et des percussions originales. Le cacique en profite pour conter l’histoire de l’arrivée des humains et des non-humains sur la terre. Le mythe relate qu’autrefois tout ce monde vivait sur le haut d’un grand arbre. C’est dans le ventre du puissant anaconda que s’effectua le voyage et qu’ainsi la terre fut peuplée. Dans la nuit chaude d’Amazonie, aux lueurs des feux et des odeurs de bois fumé, mythologie et réalité se confondent.
Une marche en forêt est toujours une expérience enrichissante. Pour nous, qui habitons des régions tempérées, nous n’arrivons pas au premier regard à cerner l’immense biodiversité. Le décor semble monotone alors qu’il est d’une extrême complexité. Quelques chants d’oiseaux brisent le silence. A cette heure avancée de la matinée, les animaux ont déjà pris place pour se protéger de la chaleur. Pourtant, il existe une légion de petits animaux, d’insectes et de bactéries qui fourmillent au sol. Cette armée invisible se nourrit de feuilles, de bois mort et de cadavres animaliers et aide à la décomposition et à la transformation de substances nutritives. Les fourmis et les termites par exemple sont capables de dévorer du bois mort et d’en évacuer la cellulose dans leurs excréments, qui viendront à leur tour nourrir le réseau racinaire. La forêt vit en autarcie.
Dans le sous-bois des forêts amazoniennes le recyclage des éléments minéraux est rapide. Les pluies abondantes alliées à la chaleur conduisent au développement au sol d’une microflore très diversifiée qui décompose, de façon intense pendant toute l’année, la matière organique formée par les débris végétaux et les cadavres d’animaux. On estime que la litière est ainsi totalement décomposée et recyclée quatre à cinq fois par an. Les sols n’ont, de ce fait, qu’un stock réduit d’humus et de sels nutritifs.
Raphael, le chef d’expédition, sonne le réveil à 6 h pour un départ une heure plus tard. L’objectif de la sortie est d’observer les bandes d’aras qui, en cette fin de saison des pluies, sont présents dans la région du Rio Negro. Les grands perroquets ne se font pas désirer. Tout juste après avoir quitté la Jangada, leurs cris stridents indiquent l’arbre sur lequel ils sont perchés. Il s’agit d’aras ararauna facilement identifiables au plumage bleu et jaune.
Durant toute la journée cette espèce jouera à cache-cache avec nous. En fin d’après-midi, nous aurons la chance d’observer une autre espèce, l’ara macao qui, lui, est couvert de plumes rouges. Ces psittacidés sont chassés ou capturés par les populations autochtones, non pas pour leur viande mais pour leurs plumes qui composent de nombreux ornements corporels. Les plumes de couleur rouge ont la préférence et sont placées souvent sur le sommet des coiffes et diadèmes, représentant ainsi les rayons ardents du soleil.
Des ethnies maitrisent la technique du tapirage qui consiste à modifier la couleur naturelle des plumes de perroquets. Le changement d’alimentation est le procédé le plus simple. Il existe d’autres moyens bien plus sophistiqués comme celui d’introduire dans le fourreau des rectrices préalablement arrachées, une décoction de jus de roucou mélangée à du poison de rainette. Cette technique est utilisée sur les perroquets amazones. Après 3 semaines de repousse, les plumes normalement vertes apparaissent jaunes avec des nuances vermillon.
Depuis ce matin nous rencontrons des bandes de singes (saïmiris et capucins) qui nous laissent juste le temps de les observer. Non habitués à la présence de visiteurs, ils prennent la poudre d’escampette en sautant de branche en branche à l’intérieur de la forêt. A 17h45, aux dernières lueurs du jour, tout là-haut, perchés dans la frondaison, des singes hurleurs. Jusqu’à présent, nous n’avions entendu que leurs cris rauques. Le hurlement se répand à des kilomètres. Il est dû à des caractéristiques physiques archaïques : un crâne dolichocéphale (allongé) et à l’os hyoïde (visible chez l’homme sous le nom de pomme d’Adam). Chez ce primate, il est anormalement volumineux et sert de caisse de résonnance.
Généralement, c’est au lever du jour et à la tombée de nuit que les singes poussent leurs cris. Il s’agit pour chacun de marquer son territoire. Il peut aussi servir à attirer les femelles ou à effrayer un mâle concurrent. Les hurleurs dorment jusqu’à 15 heures par jours ce qui est considérable. Ils détiennent le record chez les primates. Les éthologues ont remarqué que ce sont les mâles qui s’installent chez les femelles. Dans de nombreuses sociétés d’homos sapiens, une autre espèce de primate, ce système de résidence est fréquent. Les anthropologues le nomment : l’uxorilocalité.
Ce matin nous avons rendez-vous avec les toucans. Jusqu’à présent ces oiseaux sont restés discrets. Là, tout proche de la Jangada, deux couples de toucan Cuvier entament un concert. A tour de rôle, ils poussent un cri qui résonne dans la canopée. Un toucan à bec noir les rejoint. Celui-ci semble plus timide. A la fin du XVIIIe siècle, le célèbre naturaliste Buffon s’était déjà interrogé sur l’utilisation du bec du toucan. Mise à part la longueur, qui fait la moitié de la taille du corps de l’oiseau, Buffon avait tout faux. En effet, il pensait que le bec n’était d’aucune utilité et représentait plutôt un handicap. Depuis, la recherche profitant des technologies modernes a résolu la question. Grâce à des caméras thermiques, les scientifiques ont observé que le long appendice est pourvu d’un réseau de petits vaisseaux sanguins qui permet de dissiper de 10 à 60 % de la chaleur corporelle. Quand, les températures sont élevées, les vaisseaux se dilatent et expulsent la chaleur vers l’extérieur. Au contraire, quand il fait plus frais, les veines se contractent pour éviter une déperdition de calories.
Plus tard, dans la même sortie, la chance nous offre l’opportunité d’observer une bande de capucins en train de dévaliser un arbre de ses fruits. Pour une fois, les singes ne s’enfuient pas en notre présence. Dans la petite annexe le silence est absolu. On entend uniquement le déclenchement des appareils photos et les fruits qui tombent dans l’eau.
Enfin, un serpent ! C’est le premier depuis que les croisières Grands Espaces ont repris sur le Rio Negro. Ce n’est pas un anaconda de 6 mètres en tain de digérer sa proie le ventre en l’air. C’est un surucucu, extrêmement dangereux. De petite taille, son venin est capable de faire perdre la vue à un être humain et même de le tuer. Les premiers marcheurs sont passés à proximité en ignorant sa présence. C’est David, un passager qui remarque une boule grise sur un tronc couché sur le sol. Il s’approche de l’animal et alerte le reste des marcheurs de la présence du serpent. Les guides doivent calmer l’ardeur des photographes qui se penchent sur le reptile pour un meilleur angle de prise de vue. Nous demandons, par mesure de sécurité, de respecter une distance de plus d’un mètre.
Ce matin petit déjeuner à 6h30 pour une dernière exploration de l’archipel des Anavilhanas. Le vent n’a pas chassé les nuages et la pluie de la nuit continue d’arroser les îles. La décision est prise de lever l’ancre et de descendre le Rio Negro où le ciel sera plus ouvert. Nous arrivons sur le lac de Acajatuba pour une rencontre avec des dauphins roses. Quelle chance ! Aujourd’hui le mâle est présent et, avec lui toute sa petite bande. Au total cinq cétacés sont au rendez-vous. C’est l’occasion d’observer facilement ces mammifères aquatiques. On remarque que le rostre est particulièrement long. Il est pourvu de vibrisses (seule espèce de dauphin à en être dotée). Son melon est aussi plus volumineux. C’est là que se situe son système d’écholocalisation qui lui permet d’envoyer des ondes pour se repérer et pour capturer ses proies. Des cicatrices sur le corps du mâle affichent sa bravoure. Il a du batailler férocement pour accéder au statut de chef de bande.
Plus tard, nous visitons une communauté dont une partie de ses membres répètent des chorégraphies qui seront exécutées lors des fêtes de la Saint Jean. Nous apprenons qu’une fête est organisée dans un autre village. Après le diner, nous décidons de nous y rendre. L’ambiance est encore calme. Une vente aux enchères est organisée. Un gâteau est mis à prix. Les enchères montent petit à petit. Nous participons à la vente et remportons le lot. Le gâteau est offert aux enfants.
Dernière sortie sur le Rio Negro, plus précisément sur la rivière Ariau, la seule qui le relie aux Solimoes. Le ciel est plombé, les nuages s’avancent vers nous. L’averse passera tout prêt. Nous entrons dans un igapo (forêt inondée en permanence). Les colonies de singes écureuil ont envahi les ruines d’un ancien hôtel de luxe. Ils ne sont pas effrayés par la présence d’autres primates. Au contraire, ils s’approchent de notre embarcation et n’hésitent pas à venir à bord chiper les bananes. Nous sommes surpris de voir le nombre de femelles avec leur petit sur le dos. A cette heure, la plupart des bébés sont toujours endormis, bien agrippés aux poils de leur mère.
Après avoir franchi la frontière marquée par la rencontre des eaux, nous entrons sur le Solimoes. En fin d’après-midi, une sortie rapide nous offre la chance d’observer des paresseux. Il y en a quatre sur une superficie de 100 m². Raphaël propose de traverser l’énorme fleuve pour aller se poster près des dortoirs des aigrettes, des cormorans vigua et des anhingas d’Amérique. Le spectacle est grandiose. Des milliers d’oiseaux blancs et noirs recouvrent les arbres. Au loin le soleil glisse rapidement de l’autre côté du monde. L’Amazonie s’endort.
Les passagers d’une croisière expédition en Amazonie doivent faire preuve d’une grande faculté d’adaptation. Tout d’abord, à l’environnement : il y a parfois la découverte totale d’une nature où les formes de vies sont inconnues partout ailleurs. Puis, il y a le climat, chaud et humide, parfois frais mais toujours humide et les variations entre soleil et ondées tropicales. Ensuite, l’alimentation avec une nourriture à bord basée uniquement sur des produits régionaux comme le tacaca, le vatapa (plats à base de manioc), le tambaqui, le jaraqui (poissons), tapereba et cupuaçu (fruits). Et enfin, aux horaires de sorties, tôt le matin et tard le soir, inévitables pour espérer observer les animaux.
Cela a été le cas aujourd’hui avec une première sortie à 6h. La pluie fine n’a pas découragé les passagers qui auront la chance de voir sur le même arbre, une femelle hoazin avec ses deux poussins et deux pics de Malherbe (mâle et femelle). Retour à bord pour un rapide déjeuner, et nouveau départ à la recherche des paresseux. Raphaël, notre chef d’expédition à une facilité pour les « dénicher » sur leur arbre. En cette saison il semble que ce xénarthre se délecte des fruits du mungubeira. Fanny, une passagère, est aussi habile pour voir les boules de poils coincées entre deux branches.
Nous terminons la matinée par une visite d’une école. Lors de notre dernier passage, nous nous étions engagés à livrer du matériel scolaire acheté par les passagers de la croisière précédente. A cette heure de la journée, l’établissement accueille les enfants du primaire. Au Brésil l’école est obligatoire à partir de 4 ans. L’après-midi et la soirée sont réservées aux plus grandes sections.
Après le repas et une bonne sieste, nouveau départ pour une partie de pêche aux piranhas. Puis, traque aux paresseux. Raphaël et Fanny entrent en compétition pour savoir qui découvrira le premier le timide animal.
Après le diner, nous proposons de vivre une expérience nocturne. C’est le moment où l’Amazonie change de décor. Des bruits nouveaux se font entendre. La pleine lune n’aide pas à l’observation des caïmans. Toutefois, Raphaël réussira à capturer, à mains nues, un petit spécimen aussitôt relâché dans la rivière. On terminera la soirée par l’observation du grand ibijau. L’oiseau est là avec ses grands yeux jaunes et noirs. Nous avons encore eu de la chance.
Le Solimoes a débordé de son lit. Vu du raz de l’eau il est difficile d’estimer la superficie des zones inondées. On sait que le fleuve est capable de déborder de son lit et d’inonder sur 100 km l’intérieur des terres. Cette année la crue est particulièrement forte. Les maisons sur pilotis ne sont pas assez élevées pour permettre à ses habitants d’avoir les pieds au sec. Les hommes sont obligés de surélever le plancher en bois. De nombreuses habitations sont abandonnées par les résidents qui choisissent de passer la saison des pluies sur la terre ferme. Ils retourneront chez eux dès que la décrue aura commencé.
C’est durant les pluies que beaucoup d’espèces de poissons entrent dans la forêt amphibie pour déposer leurs œufs. La pêche est alors interdite. Pour compenser le manque à gagner, le gouvernement verse une indemnité aux pêcheurs professionnels.
Départ en canot en bois dans la forêt inondée. Assis à la proue de la frêle embarcation, un cabocle pagaie à travers les troncs d’arbres. Il nous conduit au pied d’un samauma, un grand fromager, protégé par la loi qui stipule l’interdiction de l’abattre. Dans le sous-bois, les bruits venus de la strate supérieure rebondissent sur les branches. Notre guide imite le cri des caïmans en espérant les attirer vers le canot. En vain. Les reptiles restent planqués.
L’après-midi, nous sortons dans la réserve naturelle de Januari. Il est 16h, c’est la bonne heure pour l’observation de la faune. Nous ne sommes pas déçus. Plusieurs bandes de singes saïmiris font des démonstrations d’acrobaties et sautent de branches en branches. Des singes hurleurs sont plus discrets. A notre arrivée, ils s’enfoncent dans la canopée. On peut voir leur pelage roux et l’usage de la queue préhensile. Le dernier repas de la croisière est servi sur la terrasse. Aucun insecte, pas de moustique. Une portion d’Amazonie rêvée.
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