Serge Guiraud
Anthropologie visuelle
23 mai
5 juin 2022
Serge Guiraud
Anthropologie visuelle
Manaus est au cœur de l’Amazonie. Les vestiges d’un passé fructueux sont encore présents,principalement autour du théâtre Amazonas. Le palais Rio Negro, propriété d’un ancien baron du caoutchouc rappelle combien l’argent coulait à flot sur cette cité. La fin du boom du caoutchouc plongea la ville dans l’oubli. Depuis les années 1960 avec la mise en place d’une zone franche, puis l’ouverture d’une zone industrielle où se rencontrent de grandes entreprises nationales et internationales, Manaus a retrouvé de sa superbe. Elle était classée avant Covid en 6 ième position pour ses exportations. Ce dynamisme économique n’a pas diminué l’intérêt de la population pour les ressources naturelles. Pour s’en convaincre il suffit de visiter le marché aux poissons. Ici, se concentre à peu près tout ce que les cours d’eau d’Amazonie comptent de poissons comestibles. Pirarucus, tucunarés, tambaquis, jaraquis, piranhas, matrixãs, pirararas, etc… sont proposés à la vente.
Vers midi, une grande partie des poissons aura été vendue. Juste en face du marché, de l’autre côté de la rue, des centaines d’embarcations sont amarrées sur des pontons flottants. A leurs proues, une banderole affiche la destination et la date de départ. Les futures passagers embarqueront pour un jour ou deux, voire une semaine. Manaus a toujours besoin du fleuve.
Naviguer sur la cime des arbres est possible en cette saison. Il est tombé suffisamment d’eau pour faire déborder l’Amazone et ses affluents. En certains endroits, le Fleuve Mère inonde une centaine de kilomètres de forêt. Les brésiliens désignent ses terres périodiquement inondées : la varzéa. Elle forme la plus grande forêt inondée de la planète et s’entend sur 700 000 km². A la décrue, les eaux déposent sur les sols un limon vital pour les récoltes futures. La population métisse qui vit le long des fleuves dans des cabanes sur pilotis a appris depuis longtemps à vivre au gré des flux et reflux saisonniers des eaux et profite avantageusement de la fertilisation naturelle des sols. Les humains, les animaux et la flore ont dû faire preuve d’imagination pour s’adapter à une vie amphibie. Avec l’annexe de la Jangada, nous explorons cette forêt des eaux. Quelle profondeur sous la coque en alu ? 2m, 10m voire plus ? Notre voyage s’effectue juste en dessous de la canopée.
Après une première sortie matinale permettant de vibrer aux sons de la forêt qui s’éveille, nous nous engageons dans de petits tunnels de verdure. Au-dessus de nos têtes, des saïmiris jouent aux équilibristes. Elloy imite leurs cris pour les attirer sans réussir à capter leur curiosité. Des buses à tête blanche, des tyrans quiquivi et des pics se laissent observer. On marque une pose pour déguster les fruits du marimari. Les cabocles (métis d’Indiens et de non-indiens) se délectent des petites pastilles vertes qui ont un goût mentholé. C’est une mise en bouche avant le déjeuner. Au menu, notre cuisinière propose une dégustation de spécialités régionales. A table !
La nuit, une faune invisible remplace les animaux diurnes. Elle est plus bruyante et, je dirais même, plus inquiétante. Dans l’obscurité, l’inconnu est encore plus anxiogène. L’objectif de la sortie est l’observation des caïmans dont les yeux, sous l’effet des lampes torches, virent au rouge. Au nombre de petits points, leur présence ne fait aucun doute. Toutefois, la rencontre la plus insolite s’effectue hors de l’eau. Il s’agit du grand ibijau. C’est oiseau de la famille des Nyctibiidae a choisi de vivre la nuit. La journée, il reste immobile sur une branche. Son plumage, imitant parfaitement la couleur du végétal, lui évite d’être la victime d’un prédateur. C’est donc dans le noir que le grand ibijau part à la recherche de sa nourriture composée d’insectes et de grands papillons qu’il capture en plein vol.
Durant sa chasse, il reste le bec fermé ne l’ouvrant que pour gober ses proies. L’oiseau est rare à observer. Les ornithologues ont réussi à étudier quelques uns de ses comportements comme le fait que le mâle et la femelle participent conjointement à la fabrication du nid qui se situe sur le haut d’un piquet ou d’une branche. Un unique œuf est pondu, couvé la nuit par le mâle et la journée par la femelle. Les brésiliens l’appellent « mãe-da-lua » ( la mère de la lune).
La première sortie de la matinée est la visite d’un restaurant flottant qui, heureusement à cette heure matinale, n’est pas en activité. Ces établissements se caractérisent par une grande consommation de bières et par le hurlement des sonos. A 6 heures, ce sont les cris d’aras et de conures qui nous accueillent. Raphaël en tête, la petite équipe empruntent un ponton qui nous mène à un lac. Le soleil, toujours caché par les grands arbres, ne nous empêche pas de découvrir les nénuphars géants : les Victoria amazonica. Facilement identifiables à leurs larges feuilles circulaires, dont la face immergée pourvue d’épines, ont pour fonction de protéger la plante des poissons agressifs. Une Victoria Amazonica ne produit qu’une seule fleur à la fois, tous les 5 jours en moyenne.
Voici la description faite par le célèbre botaniste français Jean Marie Pelt : « La fleur est la plus héroïque du monde. Il faut dire que la Victoria Reggia fait partie, avec les magnolias, les lotus colorés et les autres nénuphars, de ces premières fleurs de l’histoire des plantes qui sont les pionnières de la fécondation par l’insecte et qui n’ont, à travers les temps, que des partenaires grossiers et non spécialisés, brutaux, dévastateurs : les coléoptères ».
Au programme de ce matin, visite du musée du caoutchouc. Nous sommes les premiers visiteurs. Nous avons la chance de rencontrer un vieux monsieur de 80 ans qui fait office de guide. Il raconte volontiers son histoire qui est une véritable aventure. Jaime est naît dans l’état de l’Acre, là où les hévéas sont les plus nombreux. A partir de 8 ans, il a commencé à saigner les arbres à caoutchouc. Le travail débutait vers 1 ou 2 heures du matin. Il fallait emprunter un chemin dans la forêt pour trouver son troupeau d’arbres. Un rapide nettoyage du tronc et, une entaille pas trop profonde permettait à l’hévéa de pleurer ses larmes de « lait blanc ». Les 200 à 300 arbres saignés, le malheureux devait refaire le même parcours pour récolter la production. L’après-midi était déjà bien entamé. Pour le seringueiro, la journée n’en était pas pour autant terminée. Installé dans sa cabane de paille, il versait le liquide blanc sur un bâton, placé au-dessus d’une petite cheminée, pour en faire une énorme boule. La fumée permettait la coagulation du latex. Cette corvée achevée, Jaime pouvait enfin se reposer quelques heures. Jaime est père de 11 enfants et de 42 petits-enfants.
L’Amazonie est une immense région équatoriale et intertropicale de près de 8 millions de km². Le bassin amazonien, c’est-à-dire l’ensemble des terres baignées par l’Amazone et ses affluents, l’Orénoque et les bassins du Tocantins et de l’Araguaia, représente le plus important réseau hydrographique du monde. La diversité, la géologie, la variété climatique, l’hétérogénéité des eaux et des régimes fluviaux, la répartition particulièrement remarquable de la flore et de la faune font du milieu amazonien une mosaïque d’écosystèmes différents. On a recensé 70 écosystèmes non altérés par l’homme (non anthropiques) et six écosystèmes d’origine anthropiques dont les plus connus sont les forêts de terres fermes (forêts ombrophiles), la varzéa (forêts inondées périodiquement), l’igapo (forêts inondées en permanence) et la mangrove située le long de la côte Atlantique (végétation adaptée aux balancements des marées).
L’Amazonie est la région la plus diversifiée, du point de vue biologique, de la planète. Occupant à peine 5% de la superficie terrestre du globe, elle abrite un quart des espèces répertoriées. Aujourd’hui encore, chaque expédition scientifique (radeau des cimes) complète la liste avec de nouvelles espèces. Les entomologistes estiment, qu’au rythme actuel de la classification, il faudra mille ans pour dresser l’inventaire de tous les insectes, à moins que la destruction du milieu accélère l’extinction d’une partie de ce réservoir de vie. Les raisons de la richesse de la biodiversité sont, d’une part l’isolement dont a bénéficié l’Amazonie durant une longue période (période tertiaire) et d’autre part, la jonction de l’Amérique du Sud avec l’Amérique du Nord (Isthme de Panama) qui permit le passage des espèces. Ce pont naturel offrit un refuge aux animaux qui fuyaient la dernière glaciation (il y a 100 000 à 10 000 ans). Dans ce gigantesque sanctuaire de vies, on pourrait penser que l’observation de la faune est chose aisée. Il n’en est rien, éparpillés dans l’immensité de cet océan végétal, les animaux, surtout les mammifères, restent discrets. Il faut toute l’expérience de nos guides pour distinguer dans le feuillage le pelage d’un paresseux, reconnaître le cri des saïmiris ou bien encore sentir une odeur qui indique la présence du coendou.
Le climat amazonien présente les caractéristiques typiques d’un climat équatorial : forte irradiation solaire, humidité de l’air importante, précipitations abondantes et températures élevées. Les moyennes thermiques se situent aux environs de 26° à 27° et se maintiennent, de façon caractéristique, élevées tout au long de l’année. Il existe des exceptions pour les régions plus méridionales qui sont envahies, pendant de brèves périodes de l’année (juillet), par des masses d’air froid venues de l’Antarctique. Les États de l’Acre, du Rondônia et le nord du Mato Grosso enregistrent des baisses de températures de l’ordre de 14°. L’année est divisée en deux saisons : la saison des pluies et la saison du temps sec qui dure de deux à cinq mois. Les variations saisonnières dépendent directement de la hauteur du soleil dans le ciel. Sa position dépend de la situation géographique : au-dessus de l’équateur, il est au zénith en mars et en septembre, au nord de cette ligne imaginaire jusqu’au tropique du Cancer c’est d’avril à août, alors qu’au sud jusqu’au tropique du
Capricorne c’est d’octobre à février. La saison des grandes précipitations correspond à celle où le soleil est le plus haut. La saison sèche intervient donc de novembre à février au nord de l’équateur. A l’inverse, les régions situées dans l’hémisphère sud sont moins arrosées de mai-juin à septembre. On observe depuis quelques années des modifications du climat avec de plus longues périodes de
sécheresse.
Une étude internationale, publiée dans la revue Science, a estimé que le bassin amazonien compte 390 milliards d’arbres. L’inventaire a permis de répertorier plus de 16 000 espèces d’arbres différentes, mettant ainsi en évidence que plus de la moitié des arbres amazoniens appartiennent seulement à 227 espèces dominantes, parmi lesquelles des palmiers, des Myristicaceae (famille du muscadier) et des Lecythidaceae (famille du noyer du Brésil). Tandis que 11.000 espèces sont considérées comme rares (elles ne représentent en tout que 0,12 % des arbres) qui, du fait de leur répartition très limitée, sont extrêmement menacées par la déforestation. Par ailleurs, les observations confirment ce que nous savions depuis longtemps : le contraste entre la rareté d’une même espèce sur une superficie réduite et la diversité importante d’arbres. Ainsi, les botanistes ont inventorié jusqu’à 210 espèces à l’hectare en Guyane et plus de 300 au Pérou. « En Amazonie, la rareté est une stratégie d’évitement pour des milliers d’espèces ! La barrière de la distance leur permet de résister aux pathogènes », analyse Daniel Sabatier de l’IRD.
En Amazonie brésilienne, les initiatives pour la préservation de l’environnement et pour le maintien d’une économie viable pour les populations locales sont nombreuses. Privées ou publiques ces projets tentent de sensibiliser les habitants des forêts de l’intérêt de profiter des ressources naturelles sans dégradation. La collecte de fruits et de baies comme l’açaï ou le tucumã (deux palmiers) génère déjà des revenus bien supérieurs à une activité prédatrice (exploitation sauvage du bois). La pêche est également pour les indigènes un moyen, non seulement de garantir les protéines nécessaires dans le régime alimentaire mais, aussi de gagner de l’argent. Dans la petite ville de Novo Airão sur la rive droite du Rio Negro, une fondation ouverte par un Suisse forme des habitants aux travaux de menuiserie et d’ébénisterie. Les bois travaillés proviennent soit de saisies, soit d’achats dans les jardins privés de la commune. Autrefois, les arbres abattus servaient à la fabrication d’embarcations, à la vente pour la construction ou étaient brûlés sur place. Le Brésil a interdit l’utilisation de bois dans la fabrication de nouveaux bateaux et les habitants préfèrent vendre le bois à la fondation plutôt que de le laisser partir en fumée. Les personnes travaillant dans l’atelier de menuiserie reçoivent 60 % du prix de vente. Le reste sert en payer le fonctionnement de la structure et 10 % sont versés pour des projets éducatifs. Tous les enfants de Novo Airão passent au moins 15 jours dans les locaux. Ce type d’initiatives prouve qu’il est possible de profiter des ressources naturelles tout en respectant l’environnement.
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