Serge Guiraud
Anthropologie visuelle
11 mai
24 mai 2022
Serge Guiraud
Anthropologie visuelle
De la terrasse de l’hôtel dos Frades, la vue sur le théâtre Amazona est imprenable. Le bâtiment inspiré de l’opéra Garnier de Paris, rappelle que Manaus a connu l’opulence. C’était il y a longtemps. A la fin du XIXe et au début du XXe siècle, des hommes ouvrirent les veines des hévéas pour en récolter un latex qui révolutionna l’économie mondiale. L’or mou coulait sur la ville. Il assurait la fortune de quelques-uns et la misère de beaucoup. Une main-d’œuvre de déracinés vivait une petite vie dans les sous-bois. Ils souffraient pour saigner des troupeaux d’arbres éparpillés dans les forêts d’Amazonie. Fièvres, dettes et solitudes étaient pour ces collecteurs de caoutchouc le seul avenir.
De nos jours, l’odeur du caoutchouc s’est évaporée. Manaus n’est pas pour autant tombée dans l’oubli. Son économie d’avant Covid en faisait un des principaux centres d’exportation du Brésil. De grands groupes économiques se sont installés dans sa zone industrielle. La ville compte 2 millions d’habitants, ses buildings sont plus hauts et à leurs pieds le Rio Negro continue de charrier ses eaux couleur café.
Raphaël, notre chef d’expédition, prend la tête d’une longue file de passagers. Nous partons faire une marche en forêt. Quoi de plus normal lorsque l’on explore l’Amazonie ? A peine les pieds posés sur le sol que le chant de l’oiseau « capitaine de la forêt » laisse échapper son cri pour prévenir la présence d’intrus. La chaleur et l’humidité transforment le sous-bois en un bain de vapeur. L’équipe progresse relativement facilement dans cet écosystème de terre ferme. Les grands arbres ont déjà pris place dans la canopée formant un écran qui empêche la lumière d’atteindre le sol. C’est dans une quasi pénombre que nous avançons. Au ras du sol, de nombreuses espèces, encore rabougries, attendent un signal pour, à leur tour, se développer. Raphaël et Wilson, l’autre guide, présentent quelques singularités des forêts d’Amazonie, notamment la pauvreté des sols et les stratégies mises en place par les végétaux pour s’y adapter. En deux heures de marche il est difficile de faire l’inventaire des espèces rencontrées. Pour ma part j’en retiens deux qui ont enrichi notre pharmacopée : l’andiroba et le copaïba. L’Amazonie est à fois jardin et pharmacie.
Le Rio Negro a déchiré la forêt en dentelle pour former le second plus grand archipel fluvial du monde. Les troncs d’arbres font office de pilotis avec pour seule fonction : soutenir le plafond végétal. La Jangada trace sa route dans ce labyrinthe. Il faut patienter la première sortie pour observer une faune constituée essentiellement d’oiseaux. Sur ce plancher d’eau, les mammifères n’ont pas leur place. Seuls les singes sont capables de vivre sous la frondaison. L’archipel des Anavilhanas est le territoire des aras. La quantité observée lors des deux sorties laisse à penser que leur nombre est important. Leurs cris en plein vol trahissent leur présence. Ils apparaissent le plus souvent par couple. Telles des étoiles filantes, leurs plumes bleues, jaunes et rouges illuminent le ciel. Certains mythes amérindiens révèlent que ce sont les grands perroquets qui ont offert la lumière du jour aux humains.
En fin d’après-midi, la Jangada quitte le Rio Negro pour remonter le Rio Jauaperi. La couleur de l’eau qui, jusqu’alors était noire, vire au marron. La pleine lune s’installe peu à peu. Dans sa course, l’astre fait danser les ombres des arbres. On dirait une armée de fantômes prête à monter la garde. La nuit amazonienne peut commencer.
Des nuages gonflés de gouttes d’eau plombent le ciel et privent le soleil d’une entrée en scène. Ce matin, il restera dans les coulisses. Les botos (dauphins roses) se réveillent et se moquent de la pluie qui menace. Ils offrent un spectacle qu’il est difficile de saisir avec nos appareils photos. Du ponton, nous sommes sur le qui-vive guettant le moindre souffle d’air lâché par le dauphin lorsqu’il apparaît à la surface pour respirer. Tout juste repéré l’animal, après deux à trois secondes de flottement, replonge dans les eaux noires. D’autres opportunités d’observer ces mammifères aquatiques se présenteront encore durant notre expédition. Nous aurons notre photo, c’est promis.
Il est 7 heures, il est temps d’embarquer dans nos canots en aluminium. Quelques centaines de mètres après avoir quitté la Jangada, une pluie fine commence à tomber sur cette partie du Rio Negro. Quelques minutes plus tard, une ondée tropicale éclate. Tout à coup, c’est une rivière verticale qui déverse des trombes d’eaux. Difficile d’aller plus en avant. Raphaël demande aux pilotes de faire demi-tour. La capote est dressée en urgence, sans pour autant empêcher la pluie de fouetter nos visages. A bord, tout le monde a la tête rentrée dans les épaules. Le retour semble bien long. La Jangada apparaît enfin à travers un rideau d’eau. La pluie ne cessera qu’en début d’après-midi.
A 11 heures, rendez-vous au salon pour une conférence sur l’avifaune et sur les techniques de traitement du manioc. L’après-midi, le ciel consent à nous laisser en paix. Nous partons dans des igarapés (petits bras de rivières) pour l’observation des aras. Les grands perroquets ont rendez-vous pour un festin. En cette saison des hautes eaux, de nombreux arbres offrent des fruits que semblent apprécier les araraunas et les macaos.
L’origine du peuplement préhistorique du continent américain a toujours fait l’objet de controverses et a engendré la rivalité entre les archéologues et la diffusion de théories religieuses échappant à toute rationalité d’ordre scientifique. Toutefois, tout le monde s’accorde à reconnaître que des hommes venus d’Asie ont emprunté le détroit de Béring. La question est : à quelle date ? Jusqu’aux années 1990, le postulat dominant estimait l’arrivée des premiers colonisateurs, il y a 13 000 ans. Des hommes, des chasseurs, suivirent la piste de mammouths en passant par la Béringie. À cette époque, le monde connut sa dernière glaciation, toute la partie septentrionale du nord de l’actuelle Amérique et la Sibérie ne formaient qu’un immense bloc de glace. Dans de telles conditions géo- climatiques il est admis que les migrants ignoraient être arrivés sur un autre continent. Le retrait des glaces ouvrit un couloir dans lequel les hommes s’engouffrèrent pour se répandre, dans un premier temps, en Amérique du Nord. Pour atteindre le sud du continent, il aura fallu à ces premiers explorateurs encore des milliers d’années. Mais alors comment expliquer la présence de peintures rupestres sur les bords de l’Amazone datées de plus de 11 000 ans (Monte Alegre – Para) ou les pétroglyphes du Rio Negro que nous avons vu en cette fin d’après-midi ? L’explication est certainement dans le fait d’admettre que les premiers hommes à coloniser l’Amérique seraient arrivés bien plus tôt que les premières estimations. La déforestation et la technologie moderne vont révéler dans un proche avenir de nouveaux indices. Une chose est certaine, l’Amérique reste encore à découvrir.
L’Amazonie a suscité depuis quelques années un regain d’intérêt de la part des médias et des écologistes qui tentent d’alarmer l’opinion sur l’exploitation sauvage de ses ressources naturelles qui menace des écosystèmes fragiles. Les quatre années qui viennent de s’écouler sous la gouvernance de Bolsonaro n’ont pas permis d’instaurer une politique environnementale capable de générer de l’emploi tout en respectant l’environnement. C’est même le contraire qui s’est produit. Des lois constitutionnelles en faveur de réserves naturelles et de territoires indigènes ont été bafouées. Des organismes de protection de la nature ont vu leurs crédits amputés et l’effectif de fonctionnaires chargés de faire appliquer ses lois diminuer. Pourtant, un peu partout en Amazonie, des initiatives particulières se développent. Dans la petite ville de Novo Airão (200 km de Manaus) une fondation créée par un Suisse propose à 200 enfants une éducation sur l’environnement et sur l’acceptation de l’Autre. La fondation fait également office de centre d’apprentissage et de production d’artisanat à base de bois de récupération ou de saisies. Cela permet à des dizaines de familles de vivre en Amazonie sans agresser la forêt. Ces initiatives mériteraient d’être davantage mises en valeur.
Depuis notre départ de Manaus, l’observation des dauphins roses est une activité quotidienne. Ce mammifère est un des grands symboles de l’Amazonie. Son nom commun est le boto-côr-de-rosa. Adapté à l’eau douce depuis des millions d’années, le boto est présent dans tout le bassin amazonien, à l’exception du Rio Xingu.
Ce dauphin est endémique à l’Amérique du Sud. Il partage un gigantesque réseau fluvial avec une autre espèce de dauphin : le tucuxi (Sotalia fluviatilis). Ce dernier, plus discret, de taille plus modeste et de couleur grise, évolue en bandes essentiellement sur l’Amazone et dans son estuaire.
Il faut remonter au Miocène moyen (16 Ma +/- 10 Ma) pour comprendre la présence des dauphins en Amazonie. A cette époque, une mer peu profonde recouvrait la région. Cette liaison avec l’océan expliquerait comment des dauphins, mais aussi des raies pastenagues, des lamantins, des requins, sont arrivés au cœur du continent. Quand la mer se retira, ces animaux marins restèrent prisonniers. Ils ont, en quelque sorte, vu « naître l’Amazone ».
Au fil de l’évolution, ils se sont distingués des autres cétacés en développant des facultés indispensables à leur survie dans des écosystèmes amphibies : un corps flexible doté de vertèbres cervicales non soudées, permettant de slalomer dans le fouillis immergé de racines et de bois morts et de mouvoir la tête dans toutes les directions. Leurs larges nageoires pectorales leur donnent la capacité de nager en arrière. En les approchant, on devine leurs petits yeux atrophiés qui leurs sont d’une utilité limitée dans des eaux troubles où la visibilité est quasi nulle. Pour se déplacer et pour capturer ses proies, le cétacé utilise l’écholocalisation. Son sonar, un melon proéminent, se situe sur son front bombé. Il émet des sons (des clicks) qui vont refléter sur les obstacles et les organismes qui se trouvent autour de lui. Ces sons, qui voyagent très rapidement dans l’eau, rebondissent un peu partout. Après analyse, l’animal obtient suffisamment d’informations pour éviter les embuches ou pour capturer des proies. En complément de son sonar, ce dauphin possède sur son long rostre des vibrisses semblables à celles du chat (c’est le seul dauphin à en posséder). Il s’agit de poils sensibles aux vibrations environnantes.
La Jangada a descendu le Rio Negro jusqu’à sa confluence avec le Solimões. C’est ici que les eaux noires se marient avec les eaux blanches descendues des Andes. L’union semble difficile. Durant des kilomètres les eaux refusent de se mélanger. Ce n’est que bien plus loin, en aval, qu’enfin les eaux noires finissent pas disparaître. L’Amazone retrouve son nom et le gardera jusqu’à l’embouchure.
A présent, nous remontons le Fleuve Mère vers l’ouest. Le décor a changé. Le fleuve est plus large, son courant plus rapide. Les habitations sur pilotis et sur plateformes flottantes se comptent en plus grand nombre que sur le Rio Negro. La végétation aussi offre une autre palette de la diversité amazonienne. Raphaël, le chef d’expédition, nous informe que cette région est propice à l’observation de paresseux et de caïmans.
Les derniers rayons de soleil ont embrasé l’horizon. En quelques minutes, le ciel vermillon a basculé dans l’obscurité.
Il n’y a plus de doute, en cette saison, le Solimões est un point d’observation de la faune bien plus captivant que le Rio Negro. La concentration de paresseux est impressionnante. Celui qui se laisse facilement observer est le tridactyle, autrement dit, le paresseux à trois griffes. Ce solitaire passe sa vie suspendue entre ciel et terre, bien accroché aux branches les plus hautes. Il dort une partie de journée, non pas par paresse mais pour digérer une alimentation à base de feuille qui lui apporte peu de calories. Il ne descend au sol qu’une fois par semaine pour faire ses besoins naturels. Capable de se déplacer au sol pour changer d’arbre, ce périple peut lui coûter la vie en devenant une proie facile. De plus, une telle expédition est une dépense d’énergie qui va lui faire perdre jusqu’à un quart de son poids. Ce xénarthre de couleur poivre et sel vire au verdâtre en raison de l’énorme quantité de parasites qui squattent son pelage. Ces locataires lui procurent un camouflage lui permettant de se protéger des aigles harpies, l’un de ses principaux prédateurs.
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